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La nuance, un art méthodique

Texte d’opinion publié le 1er mai 2019 dans La Tribune.

Aujourd’hui, les débats sont omniprésents. Or plusieurs exemples montrent qu’en soulignant le rôle joué par les biais, il est possible de concevoir des outils pour améliorer leur qualité. Cette recherche de la nuance est utile car elle se rapproche davantage d’une description fine d’une réalité complexe.

Dans un article remarquable de 2009, deux auteurs, les psychologues Daniel Kahneman et Gary Klein, témoignent de ce que peut-être un débat réel entre deux ténors de deux courants intellectuels qu’a priori tout oppose : l’approche des biais cognitifs et la prise de décision naturaliste. A l’issue d’une conversation qui a duré plusieurs années, ils sont parvenus à clarifier la notion d’expertise qui les passionne tous les deux, tout en explicitant les raisons de leur apparente opposition. On sent dans cet échange la volonté des auteurs à améliorer leur compréhension des choses puisqu’au fond c’est de cela dont il s’agit. En prenant la peine de comprendre et d’expliciter la perspective de chacun, ils font globalement progresser le lecteur sur le sujet de l’expertise.

Dans cet article, Klein et Kahneman, prennent la peine de décrire comment leurs expériences personnelles ont influencé leur rapport à l’expertise. Dans le cas de Daniel Kahneman, on découvre que son expérience des biais cognitifs débute au tout début de sa carrière quand, chargé de sélectionner les officiers susceptibles d’être les meilleurs sur le terrain, il réalise que les interviews l’influencent énormément et lui donnent un sentiment de confiance sans aucun rapport avec la réalité de la performance de ces officiers sur le terrain. Il raconte cette expérience dans un podcast éclairant et amusant que je recommande vivement. L’expérience de Gary Klein ne pourrait être plus opposée à celle de Kahneman. En effet, celui-ci montre très tôt un intérêt pour les pompiers dont les intuitions sont chaque jour essentielles pour sauver des vies. De ce fait, il a passé sa carrière à réfléchir aux moyens de promouvoir dans la prise de décision la confiance dans l’intuition de l’expert.

Des aspects différents de la réalité

Les deux auteurs, au cours de leurs longues conversations, ont réalisé qu’il n’y avait pas d’incohérence logique entre la position intellectuelle de l’un et l’autre, les deux décrivant des aspects différents de la réalité. Pourtant, les oppositions entre les deux communautés, et les deux auteurs en particulier, peuvent être vives. D’où leur reconnaissance qu’elles s’expliquent avant tout sur le plan émotionnel qu’intellectuel. En effet, ils témoignent que « Daniel Kahneman est ravi de constater avec Klein de ce que les intuitions de certains experts peuvent être remarquables mais il prend aussi un plaisir considérable à démontrer la folie humaine et à sanctionner des pseudo-experts trop confiants. A l’inverse, Gary Klein reconnait que des procédures formelles et des algorithmes puissent surpasser le jugement humain mais il adore qu’on lui raconte les cas d’échec de la bureaucratisation. »

Ce n’est pas la première fois que je ressens une profonde admiration pour des auteurs qui se soumettent à un débat qui répond à de grandes exigences en termes de formulation, d’écoute et de reformulation. Dans la même veine, le débat de 4 heures entre le psychologue Jordan Peterson et le neuroscientifique Sam Harris (1ère partie et 2ème partie) est un exemple du genre. A priori, les deux auteurs s’opposent en ce que le premier est un fervent défenseur du christianisme tandis que le second – vigoureusement athée – le combat en ce qu’il nourrirait – comme d’autres religions – le fanatisme et la radicalisation. L’échange est respectueux, instructif et émouvant par les efforts des deux protagonistes à faire preuve de la plus grande honnêteté intellectuelle sans renoncer pour autant à leurs positions intellectuelles.

Comment penser

Ce débat, comme l’article, pourraient figurer dans le livre d’Alan Jacobs How to Think. A Survival Guide to a World at Odds. Ils sont, en effet, exemplaires de ce qu’en mettant le doigt sur nos biais respectifs, il est possible de concevoir des outils pour améliorer la qualité des débats.

Dans celui qui oppose Harris et Peterson, la présence d’un modérateur hors pair (Bert Weinstein, biologiste et théoricien de l’évolution) permet la formulation et la reformulation des propos des deux participants. Ainsi, lors de la deuxième soirée de débat, chacun est amené à reformuler la position de l’autre, à la satisfaction de celui-ci. C’est l’une des recommandations formulées par Jacobs dans son livre qui mentionne, en particulier, les débats de la Long Now Foundation qui fonctionnent sur ce principe.

La reconnaissance des émotions de chacun, à l’endroit de leurs sujets respectifs, permet de dépasser leurs préférences mutuelles. Concrètement, dans le cas de Kahneman et Klein, on aboutit à une description fine des conditions dans lesquelles l’expertise peut réellement être experte et celles où elle ne l’est pas et pourrait conduire à son remplacement par des algorithmes. Celui-ci ne peut pas être systématique, au risque justement de se priver de ce qui fait la spécificité humaine. Cette recherche de la nuance est passionnante et utile car elle se rapproche, me semble-t-il, davantage d’une description fine d’une réalité complexe. La démarche est exigeante et consommatrice d’énergie mais elle illustre à la fois la décence dans les échanges et le progrès dans le savoir.

Cécile Philippe est présidente de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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