Capitaux longs: les calculs ne sont pas bons
Certains affirment qu’il manque à l’Europe 300 milliards d’euros d’épargne investis aux Etats-Unis et qu’il suffirait de les récupérer. Mais ce chiffre est « notoirement sous-évalué » et masque la réelle ampleur du défi pour le Vieux Continent. Chronique par Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publiée dans Les Échos.
Depuis plusieurs mois, qu’il s’agisse de l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta ou du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, on entend qu’il nous manque 300 milliards d’euros d’épargne investis chaque année aux Etats-Unis. Il suffirait, à les entendre, de les récupérer pour faire face à nos besoins d’investissement. Ce chiffre est notoirement sous-évalué, voire anecdotique, si bien qu’il ne permet absolument pas de mesurer l’ampleur de l’enjeu en Europe et la meilleure manière d’y répondre.
Tout d’abord, comment réconcilier ces 300 milliards manquants avec les besoins d’investissement évalués à plus de 750 milliards par an entre 2025 et 2030 par le rapport Draghi, les besoins de réarmement chiffrés à 800 milliards sur plusieurs années, les 300 milliards qu’Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron proposent de trouver pour combler le retard dans l’intelligence artificielle et les chantiers nationaux, avec par exemple une relance du nucléaire français évaluée à 80 milliards d’euros ou la remise à niveau des infrastructures allemandes évaluée à 500 milliards ?
Financer la croissance
On l’a oublié en Europe, mais les capitaux longs sont indispensables pour financer la croissance. Fin 2023, les Etats-Unis disposaient de 241 entreprises cotées en Bourse âgées de moins de 50 ans ayant une capitalisation boursière de plus de 10 milliards de dollars. Ces entreprises représentaient au global une capitalisation de 29.600 milliards de dollars. Au même moment, l’Union européenne disposait de 14 entreprises cotées en Bourse âgées de moins de 50 ans valant plus de 10 milliards de dollars (soit 17 fois moins qu’aux Etats-Unis), pour une valeur totale de 435 milliards (68 fois moins qu’aux Etats-Unis).
L’impressionnant dynamisme des entreprises américaines du numérique, de la tech, tranche avec les difficultés des Européens. Il est en partie lié à l’abondance de l’épargne retraite – placée en grande partie en actions – qui irrigue l’innovation par l’intermédiaire du Nasdaq.
Or, ce déficit réel d’épargne longue – notoirement sous-évalué – est abyssal en Europe. Par rapport aux Etats-Unis, il manquait 19.700 milliards d’euros d’épargne longue fin 2023 dans l’UE. L’épargne retraite représentait 28 % du PIB fin 2023 sur le Vieux Continent, contre en moyenne 143 % aux Etats-Unis, soit un déficit de près de 115 % du PIB. Cela alimente le déficit de capitalisation boursière européen, qui représente 19.300 milliards.
Ne pensons pas un seul instant que l’assurance-vie compense le manque de capitaux longs.
Ne pensons pas un seul instant que l’assurance-vie compense le manque de capitaux longs. En effet, selon les données de l’OCDE, le déficit cumulé d’assurance-vie et d’épargne retraite par rapport aux Etats-Unis représente 60 % du PIB européen ou 10.400 milliards d’euros. Plus encore, l’assurance-vie est contrainte en matière d’investissement en actions (nécessaires pour financer l’économie) par son horizon de placement, renforcé par la réglementation prudentielle.
Seule la généralisation de fonds de pension dans tous les pays d’Europe qui en sont dépourvus permettra d’améliorer significativement le financement de l’économie et, par ailleurs, d’améliorer le rapport qualité-prix des retraites et de réduire les déficits publics. Cela passe par la mise en place des fonds souverains pour provisionner les retraites des employés des administrations, dans tous les pays où elles sont gérées indépendamment des retraites du secteur privé et, d’autre part, par l’augmentation de la part des retraites capitalisées collectivement dans le secteur privé.