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Le talent, moteur de la prospérité

Deux économistes se sont intéressés à l’impact que les individus les plus talentueux ont sur la croissance économique : les résultats sont surprenants. Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée le 8 décembre 2022 dans la rubrique Phébé du journal Le Point.

Dans un livre récent, Talent: How to Identify Energizers, Creatives, and Winners Around the World, l’économiste Tyler Cowen et l’entrepreneur Daniel Gross rappellent combien le talent constitue une ressource rare. À leur manière, ils expriment la fameuse métaphore de l’économiste Vilfredo Pareto selon laquelle 80 % des effets sont le produit de seulement 20 % des causes. Dans le cas des talents, ces derniers expliqueraient une proportion extrêmement élevée de la croissance économique. D’où l’importance de dénicher les talents existants pour qu’ils puissent contribuer à la hauteur de leur extrême créativité et de leur productivité.

Nos sociétés dépendent de la division du travail et de l’extrême spécialisation de chacun d’entre nous. Si ce système fonctionne plus ou moins correctement, c’est parce que nous sommes reliés par un système de prix qui permet de communiquer des informations sur les besoins des gens. Ce qui rend possible l’existence du système, c’est la croyance, la confiance que la monnaie peut nous fournir ce dont nous avons le plus besoin.

Nous croyons encore aujourd’hui – malgré le coup porté au système capitaliste par la dernière crise financière – que si nous avons de la croissance économique, nous serons en mesure de résoudre bon nombre de nos problèmes actuels. Cela se traduit au niveau personnel par l’idée que lorsqu’on rencontre un problème quelconque, quelqu’un, quelque part a peut-être la solution et qu’il sera possible de l’acheter. Comment cela fonctionne-t-il ? Notamment au travers du marché du travail.

Le marché du travail est au cœur du système capitaliste. Il doit fonctionner correctement afin de fournir aux consommateurs ce dont ils ont besoin. Les consommateurs, en achetant des produits, fournissent l’ensemble des flux financiers qui vont financer les employés (et leurs familles), les autres entreprises et l’État. Sans consommateurs pour acheter et sans entrepreneurs pour organiser la production, le système ne fonctionne pas correctement et ne peut pas fournir autant qu’il le faisait auparavant ou qu’il pourrait le faire. Or, nous disent Gross et Cowen, et c’est le message principal qu’ils veulent faire passer avec leur livre, il faut que les individus soient à la bonne place dans le système afin qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes au service de la collectivité. Et c’est là que le bât blesse. Nos sociétés ne savent pas bien détecter les talents et leur fournir le cadre dans lequel ils peuvent s’épanouir.

Selon les deux auteurs, de 20 à 40 % de la croissance économique aux Etats-Unis depuis 1960 proviendrait d’une meilleure allocation des talents. Ils expliquent « si l’on considère les années 1980-2000, le principal moteur de l’augmentation des différences de revenus – soit 75 % de la variation – est le fait qu’une personne possède un diplôme universitaire, aucun diplôme ou un diplôme d’études supérieures. Par contre, pour les années 2000 à 2017, lorsque nous examinons l’augmentation des inégalités de revenus, le niveau d’éducation n’explique que 38 % de la variation. En d’autres termes, le simple fait d’être éduqué ne vous mène qu’à un certain point ; les véritables bénéfices sont liés à votre talent, au-delà de votre niveau d’éducation. »

Tyler Cowen et Daniel Gross s’inscrivent dans une longue tradition d’économistes à avoir souligné le rôle crucial de l’entrepreneur qui a « un rôle moteur dans la dynamique du capitalisme », dans la lignée de Jean-Baptiste Say, Joseph Schumpeter ou Israël Kirzner. L’entrepreneur conçoit et met en œuvre des innovations capables de rejaillir sur toute la société mais il est aussi un moteur essentiel de l’évolution du système capitaliste, qui sans lui pourrait perdre son essence et sa vitalité.

Les deux auteurs s’ingénient donc tout au long du livre à élaborer les réflexions, les questions, les traits de caractères, les domaines, les techniques pour dénicher les talents dont le monde a cruellement besoin. Il n’est pas possible de rentrer dans tous les détails d’un livre qui fourmille – à l’image de ses deux auteurs – d’idées qui mériteraient pour chacune d’elles d’intenses discussions.

Pour résumer, nos préjugés qu’il s’agisse des femmes, des races ou des personnes avec des « handicaps » nuisent à notre discernement lorsqu’il s’agit de trouver des talents parmi eux. Cela constitue en soi une formidable opportunité mais encore faut-il déjà reconnaitre, selon les auteurs, que nous avons ces préjugés. Ils abordent aussi les techniques d’embauche qu’il s’agisse de l’entretien en présentiel ou à distance (qui impose des règles différentes) ou encore de l’utilité de faire appel à des chasseurs de tête dans certains domaines (la mode, par exemple). Ils ont chacun leurs questions préférées comme : « Qu’avez-vous réalisé d’inhabituel pour votre groupe de pairs ? », « Quelle est votre croyance la plus absurde ? », « Comment pensez-vous que cet entretien se déroule ? », « A quel point voulez-vous réussir ? », etc. L’objectif de toutes ces questions est de parvenir à détecter chez le candidat des qualités, des traits de personnalité qui sont caractéristiques d’un créateur ou d’un top manager. Ces qualités ne sont d’ailleurs pas les mêmes.

Partant du modèle en psychologie des Big Five, à savoir les 5 traits de personnalité centraux chez les individus, (Ouverture, Conscienciosité, Extraversion, Amabilité et Neuroticisme ou tendance à éprouver des sentiments désagréables), les auteurs partagent avec le lecteur les traits sur lesquels ils focalisent leur attention. Pour Daniel Gross, il s’agit prendre le pouls de l’énergie qui émane d’un candidat car si elle déborde, cela en dit long, selon lui, sur sa capacité à accomplir de grandes choses. Tyler Cowen, en bon économiste,  recherche la façon dont une personne est capable, dès le plus jeune âge, de miser sur ses talents et son environnement de manière à bénéficier de façon multiplicative au fil du temps de son investissement, un peu comme un portefeuille d’action qui fructifie année après année.

Comme Jean Bodin, philosophe et économiste, qui soulignait en 1576 « il n’y a richesse ni force que d’hommes », des siècles plus tard, les deux auteurs s’intéressent à la même question. Le capital humain est une clef de la prospérité. Dans leur livre, ils accordent une place principale à la détection de ces talents. La question de l’émergence de ces talents sans être ignorée, n’est abordée que rapidement au fil des pages, en lien avec le cadre institutionnel et les processus nécessaires à leur déploiement à grande échelle. Pour autant o, ne peut pas reprocher aux deux auteurs de n’avoir qu’effleuré cet aspect dans un livre qui vise, avant tout, à mettre le projecteur sur l’idée que le talent – bien employé – a un effet bénéfique plus que proportionnel sur la société dans son ensemble.

Les auteurs

Tyler Cowen est un économiste, professeur d’université et écrivain américain. Il a étudié l’économie à l’université George Mason et à l’université Harvard. Il occupe la chaire Holbert C. Harris à l’Université George Mason et le co-auteur d’un des plus fameux blogs en économie Marginal Revolution.

Daniel Gross est un business angel ou investisseur privé, actif dans le monde du capital-risque. Entrepreneur, il a créé le moteur de recherche Cue, racheté par Apple. Il est devenu partenaire à Y Combinator, un accélérateur de start-up puis a créé en 2018, la société Pioneer, dont le but est de trouver et financer les individus capables de construire des entreprises.

Pour aller plus loin

Say, Jean-Baptiste, Traité d’économie politique, Guillaumin, Paris, 1841.

Kirzner, Israel, Competition and Entrepreneurship, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1973.

Facchini, François. (2007). « L’entrepreneur comme un homme prudent », La Revue des Sciences de Gestion, 226‑227(4‑5), 29‑38.

Timothy A. Judge, Chad A. Higgins, Carl J. Thoresen, and Murray R. Barrick, « The Big Five Personality Traits, General Mental Ability, and Career Success Across the Life Span », Personnel Psychology 52 (1999): 621–652.

Bodin, Jean, Les Six Livres de la République, 1576.

Tyler and Daniel Gross Talk Talent (Ep. 150), Conversations with Tyler, 24 février 2022.

Cécile Philippe

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