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Covid-19 : « L’élimination du virus est toujours souhaitable »

Pour le scientifique américain Yaneer Bar-Yam, même les maladies dites endémiques représentent une menace pour notre espèce dans des sociétés mondialisées. Propos recueillis par Cécile Philippe, présidente de l’Institut Molinari, pour le compte de L’Express.

Physicien, Yaneer Bar-Yam est spécialiste des problèmes complexes. Après un doctorat au MIT, il a été professeur associé à l’université de Boston jusqu’en 1997, où il a expliqué comment on pouvait faire pousser les diamants synthétiques actuels. Il a ensuite créé le New England Complex Systems Institute. Avec l’arrivée de la pandémie de Covid-19, il a cofondé le World Health Network (voir la déclaration dans le Lancet). Yaneer Bar-Yam est également un collaborateur de longue date du célèbre statisticien Nassim Nicholas Taleb – auteur du Cygne noir (Les Belles lettres, 2019) et d’Antifragile (Les Belles lettres, 2018) -, avec qui il a travaillé pour expliquer les notions de risques et opportunités et comment les comprendre dans le monde réel.

Dans un entretien accordé à L’Express, le physicien explique pourquoi l’éradication du SARS-CoV-2 est non seulement toujours possible, mais aussi souhaitable dans nos sociétés désormais mondialisées. « Les épidémies menacent notre espèce » avertit-il.

L’Express : Vous êtes un expert en science de la complexité. Le terme reste obscur pour la plupart d’entre nous. En effet, on comprend bien l’idée que c’est compliqué mais cela reste vague. Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est la science de la complexité, en la situant au sein de la science en général ?

Yaneer Bar-Yam : La plupart des gens ont entendu parler de réseaux, des embouteillages et peut-être même du big data. Ces sujets, en particulier le big data, sont à la mode et ils font tous partie de la science de la complexité. Il y a 25 ans à peine, dans les années 90, la science de la complexité n’était pas reconnue comme nécessaire. On pensait que les deux méthodes traditionnelles de la science, le calcul et les statistiques, étaient suffisantes pour comprendre le monde. On parlait même de la fin de la science, car on pensait que la réalité pouvait être entièrement appréhendée avec le calcul et les statistiques et que tout ce qui était important avait été découvert.

Cependant, il est apparu de plus en plus clairement que ces outils n’étaient pas suffisants. En effet, ils reposent sur des hypothèses sur le monde réel qui ne sont pas vraies. Non seulement, un ensemble de nouvelles méthodes mathématiques sont nécessaires, mais elles sont essentielles pour appliquer la science dans le contexte de nombreuses situations réelles : physique, biologique et social.

Le calcul et les statistiques s’accompagnent d’une stratégie permettant de décrire les propriétés des éléments qui composent un système, leur comportement individuel. Ce qui manque, c’est la capacité de décrire les dépendances entre ces éléments et la façon dont ils forment des comportements collectifs. Pour vous donner des exemples, ces méthodes ne décrivent pas le comportement d’une nuée d’oiseaux, les krachs boursiers ou les modes vestimentaires. Les comportements collectifs des oiseaux et des personnes sont d’une nature différente et nécessitent de nouveaux outils pour être compris.

L’exemple emblématique d’un tel besoin a été montré dans le cas de la transition de l’eau liquide à la vapeur. Alors qu’il existe une relation « lisse » (régulière) entre la densité de l’eau et la température avant son ébullition, elle atteint ensuite un point où elle fait un saut brutal, le point d’ébullition. C’est la transition de phase. Les physiciens ont étudié les propriétés des molécules de l’eau à proximité de la transition, et ils ont constaté qu’elles ne se comportaient pas comme le prévoient les outils de calcul et de statistique. Ce n’est que lorsque le physicien Ken Wilson a développé un nouvel outil, connu sous le nom de groupe de renormalisation, qu’il a été possible de disposer de concepts décrivant exactement la réalité. L’idée du groupe de renormalisation est de considérer les choses en fonction de l’échelle. La raison en est qu’à ce point de transition de phase, il y a des fluctuations à toutes les échelles, ce qui signifie que les mouvements des molécules sont liés les uns aux autres dans le matériau d’une manière qui viole les hypothèses du calcul et des statistiques. Le matériau n’est pas lisse, comme le suppose le calcul, et le mouvement des molécules n’est pas indépendant, comme le suppose la statistique.

Ce que le groupe de renormalisation, notamment, et les outils connexes nous permettent de décrire, c’est le fait que dans de nombreuses situations du monde réel, des phénomènes émergent et ne peuvent être décrits par les seuls comportements des composants individuels. De nombreux systèmes qui nous intéressent fonctionnent de cette manière, qu’il s’agisse de neurones interagissant dans le cerveau ou de personnes interagissant dans des sociétés. Il est essentiel de décrire le schéma de leurs interactions. Tout le monde l’admet mais il a été moins évident de reconnaître que cela nécessitait un type de mathématiques différent. On a pensé qu’il suffisait de modifier ou d’améliorer les méthodes de calcul et de statistique. Mais il s’avère que ce n’est pas le cas. Il en va de même pour de nombreux macro-phénomènes émergeant de l’interdépendance des particules, des cellules, des individus, des entreprises, etc.

L’Express : Pourquoi est-ce important ?

Yaneer Bar-Yam : c’est extrêmement important car nous pouvons mieux comprendre les systèmes et toute notre civilisation est basée sur le bon fonctionnement des nombreux systèmes qui la composent. Cela aide, d’une part, à comprendre comment ces systèmes fonctionnent mais, plus important encore, je crois que cela permet de trouver des moyens de l’améliorer. Quiconque s’intéresse aux questions de politiques publiques sait combien nos sociétés consacrent du temps à la réflexion et à la recherche d’améliorations du système. Lorsque l’on ne sait pas ce qui le fait fonctionner, autant dire que ce travail navigue à l’aveugle. Pire encore, on peut passer à côté de fragilités importantes du système et/ou mettre en œuvre des solutions qui ne feront qu’aggraver les fragilités. C’est ce qu’on appelle les « conséquences inattendues ». La science de la complexité permet également de prédire ce qui pourrait se passer dans un système. C’est exactement ce que nous avons fait dans le cadre de nos réflexions sur les causes du printemps arabe. Nous avons prédit qu’il y aurait des émeutes, non pas à cause des dictateurs, mais en raison de l’augmentation des prix des denrées alimentaires causé, d’une part, par les politiques en matière d’éthanol (transformation du maïs en carburant) et, d’autre part, par les flux d’argent vers les marchés des matières premières en réaction à la crise financière. Nous avons travaillé dans de nombreux domaines, dont les pandémies qui nous intéressent depuis quinze ans. Sur ce risque, j’ai identifié une transition de nos sociétés vers une situation fragile du fait de notre niveau de connexion aujourd’hui très élévé.

L’Express : Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux pandémies ?

Yaneer Bar-Yam : Je suis émerveillé par le niveau de complexité que nos sociétés ont atteint. Cela me donne de l’espoir pour l’avenir car si nous avons atteint un tel niveau de complexité, cela signifie qu’il existe des processus intégrés au système qui permettent en principe de survivre à ce niveau de complexité. Cela ne signifie pas pour autant que notre système actuel va nécessairement survivre. J’ai même identifié des raisons pour lesquelles il pourrait ne pas survivre, c’est-à-dire si nous n’étions pas en mesure de résoudre les problèmes inhérents à une complexité croissante. L’un d’entre eux est l’incapacité des hiérarchies ou des systèmes d’autorité top-down à faire face à l’augmentation du niveau d’information. Les réseaux, avec leur structure de contrôle distribuée, sont nécessaires pour les remplacer.

L’Express : Qu’entendez-vous exactement par « réseaux » ? Est-ce ce que vous essayez de construire au sein de cette nouvelle organisation que vous avez cofondée, le World Health Network ? Pourquoi fonctionnerait-elle mieux que d’autres organisations similaires ?

Yaneer Bar-Yam : Pour qu’un réseau fonctionne efficacement, il est essentiel que les capacités de chaque individu, qu’il s’agisse de ses talents ou de ses connaissances, soient reconnues dans le rôle qu’elles jouent. La déclinaison selon laquelle les individus accomplissent bien certaines taches est illimitée. Un réseau est susceptible de distribuer le pouvoir à ceux qui sont le mieux placés pour l’exercer dans les taches où ils excellent en remplacement du modèle d’autorité centrale utilisé depuis des milliers d’années. Au cours des derniers siècles, le débat et les conflits à propos des formes de gouvernement ont surtout porté sur la manière dont un dirigeant accédait au pouvoir, qu’il s’agisse d’une dictature ou de la démocratie. Cette dernière utilise un processus de vote distribué. Cependant, le but de ce vote est de donner le pouvoir à quelques individus. Cela fait pâle figure si on le compare à un réseau comme le cerveau où il n’y a pas de « neurone maître », mais plus d’un million de milliards de neurones qui contribuent tous au fonctionnement du cerveau.

Nous travaillons effectivement au développement du World Health Network fondé sur la possibilité pour les individus de jouer le rôle qui leur convient le mieux, en leur permettant de réaliser leur « super pouvoir » unique. Cette démarche s’inscrit dans la tendance générale de la société au cours des dernières décennies à miser sur le travail d’équipes en réseaux plutôt que sur des leaders.

L’Express : Pourquoi les pandémies représentent-elles un tel danger pour notre civilisation ?

Yaneer Bar-Yam : Les pandémies sont un danger pour nos sociétés car il y a un risque de ruine ou d’extinction. Il nous faut élaborer des stratégies solides pour les prévenir. Après deux ans de Covid, tout le monde devrait réaliser les immenses dommages à long terme de cette maladie, des prochains variants ou d’une quelconque autre épidémie à venir. Tant que le monde était suffisamment séparé géographiquement en entités locales, le danger d’une propagation rapide d’une maladie mortelle était minime. Cela pouvait arriver, mais relativement rarement, par exemple une fois tous les cent ans. Aujourd’hui, les choses sont fondamentalement différentes du fait de la rapidité des transports internationaux. Il y a très peu d’obstacles à la propagation d’une maladie mortelle – à moins que les gens réagissent suffisamment rapidement pour l’arrêter. Or, à ce stade, nous réagissons encore trop lentement et nous ne faisons pas ce qu’il faut pour empêcher la propagation d’un virus aux conséquences lentes mais mortelles. Dans le cadre de Covid, les populations sont conscientes d’un certain niveau de létalité à court terme, mais ils restent aveugles aux conséquences à plus long terme du fait de notre biologie telle que nous la connaissons. Cela pourrait conduire à un nombre significatif de décès au cours des prochaines années par accident vasculaire cérébral ou crise cardiaque. Nous n’avons pas su empêcher que cela se produise et cela pourrait très bien arriver. Mais même si cela ne se produit pas pour cette maladie, rien n’empêche que cela soit vrai pour la prochaine épidémie qui surviendra. Les épidémies menacent notre espèce. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules. La résistance aux antibiotiques s’est aggravée au cours des dernières décennies et pose le même type de problème. Même les maladies aujourd’hui dites endémiques ont le potentiel de muter en quelque chose de plus grave, susceptible de provoquer une extinction. Lorsqu’un système est intrinsèquement vulnérable, il faut s’attendre à ce que cette vulnérabilité soit exploitée sous une forme ou sous une autre.

L’Express : Vous préconisez l’élimination de la Covid. Pourquoi ? Est-ce encore une possibilité alors que même les quelques pays occidentaux qui l’ont pratiquée ont abandonné face à un variant beaucoup plus contagieux comme Omicron ? Y a-t-il une chance d’atteindre une immunité collective à un moment donné ?

Yaneer Bar-Yam : L’élimination est possible. Elle est même plus facile dans le cas d’Omicron, contrairement à ce qui a été répété ad nauseam. Non seulement, il y a eu des progrès technologiques (dans le dépistage notamment) mais Omicron a des caractéristiques qui le rendent plus facile à combattre. En effet, avec Omicron, la transmission est plus rapide car il y a un raccourcissement du délai entre l’infection et la transmission. Par conséquent, quand on arrive à faire passer R (le taux d’incidence) en dessous de 0, le nombre de cas diminue plus rapidement.

En revanche, l’élimination grâce à la vaccination n’a pas été possible en raison du taux élevé de transmission et de l’incapacité de la vaccination à empêcher la transmission face à un virus qui mute rapidement. Quant à la stratégie de l’immunité de groupe par infection naturelle, elle est néfaste car elle accepte les conséquences négatives liées à l’infection de millions de personnes : décès, maladie, hospitalisations, lésions cérébrales, cardiaques et autres organes à long terme.

L’Express : L’élimination est considérée comme la stratégie de ceux qui veulent enfermer les gens. Existe-t-il d’autres moyens ? Que dites-vous aux personnes qui sont épuisées par un combat de deux ans ?

Yaneer Bar-Yam : L’objectif de l’élimination est de sortir de la pandémie. La seule question est de savoir si nous allons agir ensemble pour y parvenir et nous mettre avec détermination et créativité au service de cette tâche. La technologie et l’action sociale se conjuguent pour rendre la chose possible.

Durant la pandémie, le principal moyen de parvenir à l’élimination a été de procéder à des confinements stricts. L’objectif a toujours été de les cesser au plus vite et retrouver une vie normale. Nous disposons aujourd’hui d’autres méthodes plus faciles à mettre en œuvre, ne nécessitant pas de confiner. Grâce à de nouvelles technologies dans le domaine du dépistage, il est plus facile de stopper les transmissions. Les tests RT-LAMP[1], peu coûteux et faciles à mettre en œuvre, ouvrent des perspectives favorables à l’élimination.

La Nouvelle-Zélande et l’Australie sont les deux pays occidentaux qui ont ouvertement poursuivi l’élimination. Pendant les deux premières années, à l’issue de leur investissement initial dans un premier confinement strict, ils ont été gagnants sur tous les tableaux :  mortalité, économie, mobilité et même libertés. Ils ont dû mettre en place des confinements locaux et de courte durée lorsqu’il y avait des résurgences locales du virus, comme on éteint un feu lorsqu’il se déclare, mais dans l’ensemble, ils s’en sont mieux sortis. Leur réussite est un exploit et leur échec à poursuivre l’élimination est en partie liée à la stratégie d’atténuation adoptée dans le reste du monde occidental. En effet, si les autres pays avaient poursuivi l’élimination, il n’y aurait pas eu, pour eux, un tel risque d’importation de cas et de nouveaux variants. Il aurait été possible de restaurer la circulation entre les pays sans risque. Il est extrêmement difficile de procéder seul à l’élimination quand le risque d’importer de nouveaux cas, de nouveaux variants augmente en même temps que le désir de voyager et la pression de groupes bien organisés désireux de poursuivre une vie normale sans considération pour les autres et la société en général.

L’Express : Il est devenu de plus en plus difficile de suivre le flux d’informations concernant la pandémie. Quelles sont, selon vous, les variables les plus importantes à prendre en compte au niveau de la société ?

Yaneer Bar-Yam : Les variables les plus essentielles sont au nombre de deux : – le nombre de cas dans le temps (la valeur de R, ou le taux de variation du nombre de cas par jour) ; – le taux de transmission d’une communauté à l’autre (déplacements). La première variable permet de savoir si on est à zéro cas ou non. C’est important car à zéro cas au sein d’une communauté, il est possible de rouvrir sans restriction.  Cela peut sembler impossible d’atteindre zéro quand il y a beaucoup de cas au sein d’une population mais au-delà du fait que certains y arrivent (Taiwan) ou y sont arrivés, il faut bien réaliser que les cas diminuent de manière exponentielle dès lors qu’on se donne les moyens. L’important est de ne pas s’arrêter de faire des efforts avant de franchir la ligne d’arrivée.

L’Express : Certains ont l’impression, dans le monde occidental, que le système ne peut être sauvé et qu’il vaudrait mieux le laisser s’effondrer pour se reconstruire. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Yaneer Bar-Yam : Le plus important n’est pas le système en tant que tel, mais les valeurs que le système représente. Nous constatons aujourd’hui clairement que les valeurs attachées à la vie et la bonne santé ont été considérablement diminuées. Nombreux sont ceux qui ont dit et affirment encore que « Ce n’est pas grave si quelques centaines de milliers de personnes meurent ». Or, cela pose un problème fondamental à la viabilité du système. Ce n’est pas seulement que des personnes ont perdu la vie, ce qui est grave en soi, mais c’est aussi que cela va totalement à l’encontre de la possibilité que la civilisation soit ainsi maintenue au niveau de complexité qu’elle a atteint. Les technologies complexes dont nous bénéficions, les chaînes d’approvisionnement complexes et toutes les collaborations complexes, scientifiques, littéraires et autres que nous avons dans le monde reposent sur l’existence de chacun d’entre nous.

Il nous faut retrouver le sens de la valeur de la vie du bien-être de chacun d’entre nous. Cela va de pair avec la reconnaissance des capacités uniques des individus, ce qui est bien différent d’un modèle industriel où les gens sont considérés comme de simples rouages ou pièces des machines qu’ils fabriquent. Les statistiques et le calcul ne sont pas bien adaptés pour comprendre cette distinction, mais nous pouvons voir à quel point ils traitent mal les individus, la valeur de leur vie et leur bien-être.

L’Express : Dernière question : lorsque vous pensez aux réseaux, qu’est-ce qui vous fait penser que la vie au sein des réseaux sera meilleure qu’autrement. S’agit-il principalement d’une question de survie contre l’extinction ?

Yaneer Bar-Yam : Le réseau, en tant que collectif complexe, doit intrinsèquement reconnaître la valeur de chaque individu qui en fait partie. Cela fait partie intégrante de son fonctionnement.

Note

1. C’est une méthode qui amplifie l’ARN du SARS-CoV-2 grâce à l’amplification isotherme à boucle de transcription inverse (RT-LAMP). Cela permet de détecter l’ARN viral en moins d’une heure sans avoir besoin d’équipement spécifique.

Cécile Philippe

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