L’économie manque de demande, pas de liquidités
Texte d’opinion publié le 18 mars 2016 dans Le Monde.
La banalisation des taux d’intérêt négatifs suscite l’étonnement sur les marchés. Aujourd’hui, 40% des dettes souveraines européennes ont un taux d’intérêt inférieur à zéro. Certaines grandes entreprises, comme Nestlé, s’endettent également à des taux négatifs. Soyons clair : un taux d’intérêt de -1% signifie qu’un emprunt de 1000 euros sera remboursé à 990 euros. L’emprunteur aura donc gagné 10 euros, tandis que le prêteur aura perdu 10 euros ! Ces taux exceptionnellement bas peuvent-ils permettre de relancer la croissance et l’investissement ? Tel est l’objectif affiché par les banques centrales. Ce raisonnement, cependant, nous semble douteux. En effet, des taux durablement négatifs peuvent avoir des effets déstabilisateurs pour le système financier.
Pourquoi de nombreux taux sont-ils négatifs ? Cela est la conséquence d’une demande soutenue pour des actifs sûrs, notamment des obligations souveraines. La logique est simple : une obligation promet une série de revenus fixes. Lorsque la demande pour une obligation augmente, son prix augmente. En achetant de plus en plus cher un actif dont le revenu est fixe, les investisseurs acceptent un rendement de plus en plus bas, et les taux baissent.
La politique monétaire actuelle contribue fortement à soutenir la demande d’actifs sûrs, donc à faire baisser les taux. Tout d’abord, la Banque Centrale Européenne (BCE) fixe un taux négatif sur les réserves excédentaires des banques, tout en leur prêtant à taux zéro. Ainsi, il est peu coûteux pour les banques d’emprunter, mais coûteux de ne pas investir. Plutôt que de maintenir des réserves, celles-ci préfèrent détenir des actifs sûrs. Parallèlement, les achats massifs de titres par la BCE et de la Réserve Fédérale américaine, dans le cadre des programmes d’ « assouplissement quantitatif », contribuent soutenir la demande. L’effet combiné de ces forces pousse les taux vers des territoires négatifs.
En agissant pour faire pression à la baisse sur les taux, la BCE espère relancer l’économie réelle en baissant le coût du crédit pour les entreprises et les ménages. L’efficacité de ce mécanisme, cependant, repose de manière cruciale sur l’existence d’une demande de crédit insatisfaite. En d’autres termes, cela suppose que des entreprises aient des projets d’investissements profitables qu’elles n’arrivent pas à financer en raison de dysfonctionnements internes au secteur bancaire, comme cela a été le cas en 2008. Cet argument ne nous semble cependant pas totalement convainquant. En effet, les banques ont d’abondantes liquidités excédentaires et sont mieux capitalisées que par le passé. Elles n’ont donc pas de raisons, a priori, de ne pas financer des projets profitables. Au contraire, la faiblesse du crédit nous semble signaler une faiblesse de la demande, résultant de la réticence des entreprises à investir dans le contexte actuel. Pour preuve, un grand nombre d’entreprises qui s’endettent à taux bas le font non pas pour investir, mais pour payer des dividendes ou pour racheter leurs propres actions. Dans ce contexte, le pouvoir de la BCE apparait limité.
Loin d’aider l’économie, les taux négatifs peuvent en revanche constituer une menace majeure. Sur un marché sain, le prix d’un actif financier doit refléter son risque. Avec des taux artificiellement bas, les prix des actifs ne reflètent plus leur risque réel, ce qui peut contribuer au gonflement de bulles spéculatives. Par ailleurs, en maintenant durablement des taux bas, la BCE met les gouvernements et les entreprises dans une situation de dépendance. Les Etats ne sont pas incités à réduire leur endettement, tandis que les entreprises s’accoutument à des taux qui ne reflètent pas leur risque réel. A terme, le système financier peut être fragilisé dans son ensemble, rendant difficile, voire impossible, une sortie des taux bas ou négatifs.
Christophe Pérignon et Guillaume Vuillemey sont professeurs de finance à HEC Paris.