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Comprendre l’économie : Robert Lucas et la « nouvelle école classique »

Texte d’opinion publié dans l’édition mars-avril 2016 du Point Références.

Au tournant des années 1970, Robert Lucas remet en cause les soubassements théoriques de la tradition keynésienne, alors dominante. Né en 1937, d’abord destiné à des études d’ingénieur puis professeur d’économie à l’Université de Chicago, il initie par une série d’articles ce qui deviendra la « nouvelle école classique ». À ses côtés, il compte Robert Barro (né en 1944, professeur à Harvard) et Thomas Sargent (né en 1943, professeur à New York). Le texte ci-joint, co-écrit en 1979 avec Sargent, expose certains de leurs accomplissements ainsi que les principes sur lesquels il entend refonder la théorie macroéconomique.

Comme toute révolution intellectuelle, la rupture mise en œuvre par les nouveaux classiques est d’abord méthodologique. Ce que l’on nomme « critique de Lucas » a bouleversé non seulement le contenu mais aussi la manière de produire de la théorie économique. Avant Lucas, une grande part des raisonnements d’inspiration keynésienne s’appuyaient sur des régularités empiriques. Par exemple, de l’existence d’une corrélation positive entre emploi et inflation (la « courbe de Phillips* »), de nombreux économistes déduisaient qu’une inflation plus élevée permettrait de réduire le chômage. Lucas montre qu’une telle déduction est fallacieuse. Des corrélations empiriques, en effet, ne disent rien des mécanismes structurels qui les font émerger. Elles sont observées dans un environnement particulier, et rien ne garantit qu’elles persistent lorsqu’une politique nouvelle sera mise en place. Le problème des recommandations keynésiennes est qu’elles ne prennent pas en compte la manière dont les individus anticipent et agissent. Or seule la connaissance de ces mécanismes peut permettre d’évaluer des politiques économiques.

La critique de Lucas a permis une refondation de la théorie macroéconomique. Cette approche insiste sur l’importance des micro-fondations : les phénomènes macroéconomiques sont décrits comme le produit des décisions microéconomiques des consommateurs et des producteurs. Elle considère que tous ces acteurs prennent des décisions individuellement optimales en fonction de l’information limitée dont ils disposent. Ces décisions sont le fruit d’anticipations rationnelles. Lucas et Sargent, dans le texte ci-joint, montrent comment des anticipations rationnelles n’empêchent pas l’existence d’erreurs de jugement.

Lucas insiste cependant sur l’efficacité des mécanismes de marché dans la régulation des phénomènes économiques. Ainsi, il écrit qu’il n’y a pas besoin de renoncer au concept d’équilibre (c’est-à-dire à l’égalisation de l’offre et de la demande par les prix) pour expliquer les cycles économiques, ainsi que le faisaient les auteurs d’inspiration keynésienne. Ceux-ci résultent selon lui de causes exogènes (par exemple un choc pétrolier), et non de la dynamique interne du marché. Barro et Sargent vont plus loin en démontrant, respectivement, l’incapacité de la politique budgétaire et de la politique monétaire à relancer l’activité économique. Impuissance qui est la conséquence directe du fait que les agents forment des anticipations rationnelles. Barro montre, au milieu des années 1970, l’équivalence entre l’emprunt et l’impôt pour financer un déficit budgétaire. Si les agents sont rationnels, ils anticipent qu’un accroissement de l’endettement aujourd’hui entrainera une hausse des impôts demain, pour financer le remboursement. Une politique dite « de relance » (dépenses publiques financées par l’emprunt) n’incitera donc pas les individus à consommer davantage, mais à épargner, en vue des hausses d’impôts futures. Les résultats de Lucas, Barro ou Sargent impliquent donc qu’en période de crise, les politiques actives des gouvernements sont vouées à l’échec. Ces travaux ont valu à Lucas et Sargent le prix Nobel, respectivement en 1995 et 2011.


Après la macroéconomie keynésienne

L’agenda de recherche que nous sommes quelques-uns à poursuivre est une tentative visant à développer une théorie des cycles économiques ne reniant pas le concept d’équilibre, pouvant être testée économétriquement, et qui puisse servir de fondation à une analyse quantitative des politiques macroéconomiques. Il est évident qu’une telle tentative est contre-révolutionnaire, en ce qu’elle présuppose que Keynes et ses épigones ont fait fausse route en abandonnant la possibilité d’une théorie de l’équilibre qui puisse rendre compte des cycles économiques. […] De petits modèles théoriques d’équilibre ont été construits, qui permettent d’expliquer quelques caractéristiques fondamentales des cycles économiques, et que l’on pensait longtemps inconciliables avec les postulats de la théorie classique. Ces modèles d’équilibre permettent aussi de mieux comprendre pourquoi les modèles keynésiens ayant été estimés économétriquement ne sont pas robustes hors des échantillons où de telles estimations ont été conduites. En contrepoint, décrivons maintenant quelques traits caractéristiques des cycles économiques, et la manière dont les modèles de la nouvelle école classique les expliquent. […]

L’étape essentielle pour obtenir de tels modèles est de relâcher le postulat, courant dans l’analyse économique classique, selon lequel les agents ont une information parfaite. Les nouveaux modèles classiques continuent à faire l’hypothèse que les marchés atteignent l’équilibre de l’offre et de la demande, et que les agents économiques prennent des décisions optimales pour eux ; ils prennent leurs décisions d’offre et de demande en fonction des variables réelles, ce qui inclut les prix relatifs tels qu’ils les perçoivent. Cependant, l’hypothèse est faite que chaque agent a une information limitée, et reçoit de l’information au sujet de certains prix plus souvent que pour d’autres. Sur la base de cette information limitée – au sujet des prix présents et passés de biens divers – nous formulons l’hypothèse selon laquelle les agents forment la meilleure estimation possible de tous les prix relatifs qui influencent leurs décisions d’offre et de demande.

Parce qu’ils n’ont pas toute l’information nécessaire pour calculer parfaitement tous les prix relatifs dont ils auraient besoin, les agents font des erreurs d’estimation des prix relatifs qui importent pour eux, et ces erreurs sont inévitables compte-tenu de l’information limitée dont ils disposent. En particulier, sous certaines conditions, les agents tendent temporairement à considérer une hausse du niveau absolu des prix comme une hausse relative du prix du bien qu’ils vendent, ce qui les incite à augmenter leur offre de ce bien au-delà de ce qu’ils avaient initialement prévu. Comme, en moyenne, chacun commet la même erreur, la production totale augmente au-delà de ce qu’elle aurait été autrement. De tels surcroîts de production se produisent dès que le niveau moyen des prix à une certaine date est plus élevé que ce que les agents avaient anticipé antérieurement, sur la base d’une information limitée. De manière symétrique, la production totale baisse quand le niveau agrégé des prix est plus bas que ce qui avait été attendu. Nous imposons ici l’hypothèse des anticipations rationnelles : les agents font le meilleur usage possible de leur information limitée, et connaissent les distributions de probabilité pertinentes pour former de tels jugements. Une fois imposée, cette hypothèse nous permet d’adhérer aux principes fondamentaux de la théorie de l’équilibre.

«After Keynesian Macroeconomics», Robert E. Lucas, Jr. and Thomas J. Sargent; Federal Reserve Bank of Minneapolis Quarterly Review, (1979), 3(2), pp. 1-16. Traduction de Guillaume Vuillemey.

Guillaume Vuillemey est professeur de finance à HEC Paris.

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