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Dernière tendance gastronomique : la cuisine de disette

Traduction d’un texte d’opinion paru le 17 septembre 2014 dans le magazine Spiked! publiée en exclusivité sur le site de l’Institut économique Molinari.

Quand les gourmets de classes moyennes sont prêts à dépenser des fortunes pour manger comme les paysans d’autrefois.

Dans un article consacré aux derniers ouvrages culinaires de chefs multi-étoilés tels que René Redzepi du Noma (Copenhague) et Daniel Patterson du Coi (San Francisco), la journaliste scientifique Emma Marris estime que ce petit cercle de jet-setters de l’alimentation locale – locale, durable, biologique et éthique – est en train d’inventer une cuisine « de plus en plus sauvage, étrange et technologiquement pointue ».

Comme elle le souligne, René Redzepiet Daniel Patterson ont non seulement bâti leur carrière sur des spécialités telles que l’argousier, le lichen et les fourmis vivantes, prélevées directement « dans la forêt ou parmi le goémon »; ils ont également amplifié la gamme de leurs « essences sauvages » à grand renfort de pacojets (mixeurs pour surgelés) et de thermomix (permettant de chauffer et de réduire simultanément en purée les aliments) sans oublier les lyophilisateurs alimentaires professionnels et autres merveilles de technologie moderne.

Mais réaliser ces recettes requiert, outre l’équipement, un certain sens de l’organisation. Exemple : pour préparer la « poudre de lichen » du chef Patterson, il vous faudra « vous aventurer dans les bois, débusquer le meilleur lichen, gratter les arbres». Puis il ne vous restera plus qu’à « nettoyer, rincer plusieurs fois, faire bouillir pendant une à trois heures, déshydrater pendant toute une nuit et enfin, moudre. »

Emma Marris qualifie la plupart des recettes de René Redzepi de tout aussi « exotiques, océaniques, avec des parfums de sous-bois et absolument impossibles à reproduire chez soi ». Un plat aussi simple que le « fromage frais soyeux et ses feuilles de hêtre croustillantes » nécessite en réalité de laisser mariner lesdites feuilles de hêtre dans un vinaigre de pomme balsamique, sous vide, durant un mois au minimum.

Les chefs Redzepi et Patterson sont vénérés par les auteurs et militants (en général hautement diplômés et fort aisés) de la cause de l’alimentation tout-bio, garantie sans émissions de CO2 ni produits transformés, partisans de communautés humaines auto-suffisantes capables de briser la «chaîne agro-alimentaire industrielle » dont les consommateurs sont prisonniers.

Pourtant, il est permis de se demander ce que nos ancêtres auraient pensé de cette mode culinaire. Certes, comme la plupart d’entre nous, ils seraient bien incapables de payer les prix pratiqués par Redzepi, Patterson et leurs émules (prix qualifiés de stratosphériques par Emma Marris). Les ingrédients sauvages ont beau être gratuits, les coûts induits par la cueillette et la préparation sont, eux, élevés. Ce qui surprendrait le plus nos ancêtres, toutefois, serait de constater que des produits dans lesquels ils ne voyaient que de simples « aliments de disette » se vendent désormais à un prix largement supérieur à celui de denrées abondantes, pratiques et savoureuses – mais certes dépourvues de ces « effluves sauvages ».

Hélas pour eux, l’absence de transports efficaces (chemins de fer, navires porte-conteneurs…) privait la plupart de nos ancêtres de toute alternative : il fallait qu’ils survivent grâce à un régime alimentaire local, en mettant tous leurs œufs dans le même panier géographique. Une telle situation est éminemment risquée. Déjà, dans ses Géorgiques, le poète romain Virgile décrivait ce qui pouvait arriver lors d’une mauvaise année : les mauvaises herbes envahissaient les terres, les campagnols et les souris souillaient l’aire de battage, les grues et les oies attaquaient les cultures, les chèvres mangeaient les jeunes pieds de vignes, et taupes, crapauds et fourmis dévoraient ou sapaient le travail de l’agriculteur. (Virgile aurait également pu évoquer les champignons, les insectes nuisibles, etc.) Bien sûr, ce qui avait survécu à ces fléaux pouvait encore être endommagé ou détruit par la sécheresse estivale et les orages hivernaux – neige, grêle ou pluies torrentielles. Même dans les bonnes années, comme le notait Virgile, un champ pouvait être accidentellement détruit par un incendie.

Partout, indépendamment du système agricole, le localisme alimentaire fut non seulement synonyme de famine et de malnutrition pour la plupart des gens, mais il les obligeait en outre à avoir une bonne connaissance des plantes locales non domestiquées susceptibles de constituer une ressource alimentaire de substitution ou d’urgence. Dans les mots de l’historien de l’économie Peter Garnsey : « De tout temps, les paysans ont su savamment rechercher et prélever les aliments qu’offrent les terres sauvages [y compris les champs en jachère], les bois, les marais et les rivières(1). » En effet, pour le paysan européen moyen, et à l’exception des plantes toxiques ou très amères, « tout ce qui poussait dans la nature passait à la marmite, y compris le feuillage des primevères et des fraises »(2).

Selon une récente étude, malgré l’absence de statistiques officielles et la « sous-estimation systématique » de leur rôle, nombre d’« aliments sauvages » sont encore « activement exploités » par près d’un milliard de personnes dont le revenu annuel ne suffirait sans doute pas à payer un seul dîner au NOMA ou au Coi.

La haute gastronomie « visionnaire » d’un Redzepi ou d’un Patterson illustre bien le défaut ou plutôt la série de défauts qui distinguent en général l’aliment sauvage de la variété agricole : rendement ou valeur nutritive inférieure, goût moins intéressant, difficultés rencontrées pour la récolte, le stockage, le traitement et la conservation de l’aliment. Parmi ces « aliments de disette », se trouvaient traditionnellement diverses herbes, des feuilles, des écorces ainsi que des résidus argileux ou terreux. En l’absence de « pacojets » et de « thermomix », il fallait généralement les consommer sous forme de tourtes, de bouillies, de soupes ou de cendres. Pour prendre quelques exemples, les aliments traditionnels en cas de famine comprenaient, en Irlande, les champignons-parasites, les algues, les orties, les grenouilles et les rats ; à Hawaii, les mauvaises herbes, les fougères et les racines ; et en Suède, l’intérieur de l’écorce des bouleaux, ainsi que la paille(3).

C’est tout naturellement, dès qu’ils le purent, que nos ancêtres souhaitèrent compléter leurs régimes alimentaires locaux grâce à des produits d’importation venus d’ailleurs, parfois de loin. Avec le temps, les produits non périssables tels que blé, vin, huile d’olive, morue, sucre, café, cacao, thé, épices, viande congelée et légumes en conserve, produits dans les zones agricoles les plus appropriées (et non plus au voisinage immédiat du consommateur final), devinrent de plus en plus abondants et de moins en moins chers. Plus récemment, les épiceries (spécialisées dans les produits secs et les conserves) ont cédé la place aux étals de produits frais, été comme hiver, de nos super- et hypermarchés.

Revenir à des aliments propres aux famines d’antan ne doit nullement nous conduire à la critique de notre actuel système de production alimentaire. Cela démontre au contraire, et de façon spectaculaire, que ce système est capable de nourrir le consommateur lambda de notre époque mieux que la plupart des rois de l’Histoire.

Pierre Desrochers est professeur agrégé de géographie à l’Université de Toronto à Mississauga et chercheur associé à l’IEM. Il est l’auteur de The Locavore’s Dilemma (Le dilemme du Locavore).

Notes

1. Famine and Food Supply in the Graeco-Roman World: Responses to Risk and Crisis, Peter Garnsey, Cambridge University Press, 1988, p.53

2. Life in a Medieval Village, Frances et Joseph Gies, Harper & Row, 1990, p.96

3. Première ressource internet sur le sujet, le site Famine Foods de l’anthropologue Robert Freedman recense près de 1400 espèces de plantes pouvant être consommées en période de pénurie.

Pierre Desrochers

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