Dans les médias

L’innovation graduelle, victime de la maîtrise comptable des dépenses de santé

Texte d’opinion publié dans Le Temps, le vendredi 27 avril 2012.

Si le progrès des médicaments « pionniers » – à l’origine de nouvelles classes thérapeutiques comme la pénicilline – est peu contesté, celui des traitements représentant des innovations graduelles l’est de plus en plus. Appelés souvent, à tort, des médicaments « copies » (ou « me-too »), leur caractère innovant est mal reconnu et leur commercialisation se trouve découragée par les pouvoirs publics qui face au dérapage des dépenses publiques accentuent la maîtrise comptable et bureaucratique des dépenses de santé. De telles politiques privent les patients de leurs bienfaits potentiels et nuisent aussi paradoxalement à la mise au point de ces futurs traitements révolutionnaires que tout le monde attend.

L’évaluation des nouveaux médicaments par la Commission de la transparence (CT) en France en fournit une bonne illustration.

En tant que patient, vous ou votre médecin trouvez sans doute qu’un dosage plus précis ou différent, qu’un mode d’administration moins douloureux ou plus facile (un patch ou une prise orale à la place d’une injection effectuée par un médecin), sont importants pour votre qualité de vie au quotidien. Pourtant, depuis 2004 ce type d’innovation ne figure plus dans la grille d’évaluation de la CT, utilisée pour juger du caractère innovant ou non des nouveaux médicaments. Celle-ci conclut ainsi quasi-systématiquement à une absence d’amélioration du service médical rendu : en 2008-09 ce fut le cas de près de 9 nouveaux médicaments examinés sur 10.

Cette « mauvaise note » de la part de la CT signifie concrètement que les nouveaux médicaments ne pourront être commercialisés que si leurs prix sont inférieurs au prix des traitements existants, même s’il s’agit des prix de médicaments génériques fixés 10 ou 15 ans auparavant. Les baisses de prix imposées par les pouvoirs publics peuvent ainsi être considérables, atteignant jusqu’à 75% du prix de référence. Certains laboratoires décident alors de reporter leur commercialisation en France au grand dam des patients qui auraient pu en bénéficier.

Ces politiques du médicament – visant à pénaliser les médicaments issus de l’innovation graduelle – vont à l’encontre de la logique du processus d’innovation.

Quels que soient le secteur et l’époque considérés, l’innovation technologique est évidemment marquée par des innovations radicales. Mais elle est également caractérisée en parallèle par de nombreuses innovations graduelles (ou incrémentales) qui sont omniprésentes autour de nous.

Par exemple, si le moteur à combustion interne a révolutionné nos moyens de transport depuis sa découverte, il a subi de nombreux perfectionnements au fil du temps. Grâce à eux, nous nous déplaçons plus vite et plus sûrement tout en consommant moins de ressources. Dans le domaine informatique, les disques durs, processeurs et logiciels font également l’objet de nombreuses corrections, mises à jour et nouvelles versions.

Sans innovation graduelles, nos appareils numériques pèseraient encore 3,6 kg, offriraient une résolution de 0,01 mégapixels et nous coûteraient pas loin de 20 000 dollars américains. Imaginez un peu à quoi ils auraient pu ressembler si les pouvoirs publics s’en étaient mêlés et avaient appliqués la même politique que celle qu’ils mènent en santé. Les consommateurs se seraient vus obligés d’utiliser ces premiers appareils à la place des appareils actuels dont la résolution est plus de mille fois plus importante, pour une fraction du poids et du prix ! Pourquoi accepter pour les médicaments ce que nous ne pouvons même pas imaginer dans tant d’autres domaines de notre vie?

De plus, l’innovation graduelle présente plusieurs avantages sous-estimés dans le débat public.

Des avantages thérapeutiques, d’une part. Car les médicaments « pionniers » sont souvent perfectibles une fois utilisés à grande échell et n’offrent que très rarement la solution optimale pour traiter une maladie. Le fait de disposer de molécules issues de l’innovation graduelle qui ont un profil, une posologie, un dosage, une rapidité d’action ou un métabolisme différents, permet aux médecins de mieux personnaliser le traitement. En cas de retrait du médicament « pionnier », ils offrent également une solution de remplacement.

Comme le soulignent deux spécialistes, l’histoire de la pharmacologie est en réalité marquée par les améliorations graduelles dans la sûreté, l’efficacité, la sélectivité, et l’utilisation des médicaments. Ainsi, près des deux tiers (63%) des médicaments considérés en 2005 comme essentiels par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont en fait issus de l’innovation graduelle.

Figure 1 : Part des médicaments issus de l’innovation graduelle sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS

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Source : Cohen et al., Journal of Clinical Pharmacy and Therapeutics, 2006.

D’autre part, l’innovation pharmaceutique graduelle présente des bénéfices économiques.

Par exemple, en diminuant les effets secondaires (vertiges, vomissements, troubles digestifs, douleurs, etc.) ou en améliorant le dosage et la commodité d’emploi, elle permet aux malades de vivre une vie plus normale et de redevenir productifs plus rapidement.

Enfin, l’innovation graduelle a des avantages en matière de gestion d’entreprise. Elle permet des flux de revenus moins incertains que ceux de l’innovation radicale et une meilleure diversification du risque lié aux activités des laboratoires. Or, ce sont ces flux de revenus qui servent à financer l’innovation radicale. Pénaliser l’innovation graduelle signifie automatiquement moins de ressources à investir en R&D et plus de risques pour les laboratoires.
Les politiques du médicament visant délibérément à pénaliser l’innovation graduelle finissent donc paradoxalement par avoir un effet opposé à celui qui est affiché. Au lieu de favoriser la future mise au point de médicaments pionniers, elles la freinent aux dépens des patients en attente des traitements révolutionnaires de demain.

Valentin Petkantchin est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.

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