L’assouplissement des garanties par l’Eurosystème : vers une centralisation du crédit?
Texte d’opinion publié sur 24hGold le 17 février 2012.
Les outils que la Banque centrale européenne (BCE) a déployés ces trois dernières années dans ses efforts pour combattre la crise peuvent se ranger en deux grandes catégories: l’assouplissement quantitatif et l’assouplissement qualitatif de sa politique monétaire.
L’assouplissement quantitatif consiste à mettre plus de liquidités à la disposition des banques sans modification substantielle des principes, instruments et procédures existants de la politique monétaire.
Il se traduit par une expansion de l’actif du bilan de l’Eurosystème, et donc par une production accrue d’euros. Ce gonflement monétaire est réalisé soit par un accroissement des prêts garantis accordés aux banques, soit par des achats supplémentaires d’actifs financiers.
Donnons-en quelques exemples. Le BCE a mis en place, depuis fin octobre 2008, des opérations d’open-market illimitées, techniquement réalisées par le biais d’appels d’offre à taux fixe et non plus à taux variable. Les banques décident, seules et sans limitation quantitative de la part de l’Eurosystème, des montants d’euros qu’elles obtiennent sur présentation de garanties suffisantes. Un autre exemple d’assouplissement quantitatif est le programme d’achat d’obligations d’État sur le marché secondaire, actif depuis mai 2010, et dont l’encours avoisine les 220 milliards d’euros. Enfin, on peut aussi citer les deux programmes d’achat d’obligations sécurisées de banques, avec des enveloppes respectives de 60 et de 40 milliards d’euros, celui-ci ayant encore à pourvoir quelques 34 milliards d’euros d’ici octobre 2012.
L’assouplissement qualitatif, quant à lui, consiste à alléger les règles d’accès aux opérations d’open-market, en élargissant la catégorie des actifs éligibles pour garantir les prêts d’euros. Les actifs négociables sont les actifs éligibles par excellence. Il s’agit de différents types d’obligations qui peuvent être vendues sur le marché financier, de faible risque et bénéficiant donc d’une bonne notation. Des actifs non négociables, c’est-à-dire des crédits bancaires qui sont pratiquement illiquides, sont aussi éligibles, dans la mesure où leur probabilité de défaut est considérée comme très faible. Certains crédits bancaires à des entreprises non-financières, ainsi que les crédits aux États et aux institutions internationales et supranationales, tombent dans cette catégorie.
Le principe de limiter la liste des actifs éligibles à des actifs de faible risque revient à encourager les banques à adopter une gestion plus prudente de leur bilan. Sachant qu’elles n’auront pas accès aux liquidités de l’Eurosystème si leurs actifs sont peu négociables ou trop risqués, les banques auront tendance à limiter leurs investissements risqués. En corollaire, un assouplissement des critères d’éligibilité conduira les banques à moins hésiter dans leur prise de risques.
Et pourtant, c’est probablement ce même effet déresponsabilisant qui est un des objectifs recherchés du dernier assouplissement qualitatif en date du 9 février. Jusqu’à présent, la BCE n’avait élargi que ses critères d’acceptabilité des actifs négociables, jusqu’à suspendre toute exigence de notation, et donc de qualité, en ce qui concerne les titres de dette émis ou garantis par les gouvernements de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande.
La décision la plus récente concerne les actifs non négociables. La BCE a approuvé les projets de sept banques centrales nationales (France, Italie, Espagne, Autriche, Portugal, Irlande et Chypre) d’étendre le critère d’éligibilité à des créances privées supplémentaires, à savoir des crédits aux entreprises avec une plus forte probabilité de défaut ainsi que les crédits immobiliers hypothécaires aux particuliers.
Concrètement, cette décision signifie que des banques commerciales qui seraient par exemple trop exposées aux crédits immobiliers, et qui devraient donc les vendre sur le marché si elles voulaient obtenir des liquidités pour payer leurs propres échéances, n’auront plus à s’en désinvestir. Elles pourront obtenir les liquidités nécessaires directement auprès de l’Eurosystème, tout en gardant le revenu des intérêts sur les crédits. En effet, bien que donnés en garantie, les actifs restent la propriété des banques qui continuent à en tirer des revenus. C’est bien ce qui différencie les prêts renouvelables sur garanties de l’Eurosystème des achats fermes qui sont la forme d’intervention préférée de la Réserve Fédérale.
Dans le contexte actuel de désinvestissements massifs annoncés, que certains analystes chiffrent entre 1 500 et 3 000 milliards d’euros, ce nouvel assouplissement qualitatif pourrait bien permettre aux banques d’éviter des pertes potentielles liées à ces ventes massives de créances. Cela épargnerait aussi aux débiteurs des banques une chute brutale de la valeur des actifs hypothéqués, et notamment des biens immobiliers.
En outre, l’acceptabilité des crédits bancaires auprès de l’Eurosystème crée une puissante incitation pour les banques à octroyer plus de crédits. Si auparavant les fuites de liquidité causées par l’expansion de crédit pouvaient conduire une banque à limiter ses nouveaux crédits, il n’en est plus rien car les nouveaux crédits sont des moyens de refinancement direct auprès de l’Eurosystème.
Le dernier assouplissement qualitatif vise donc à stimuler le crédit à l’économie qui tarde à redémarrer, en dépit de tout l’assouplissement quantitatif déjà en place. Une inflation des actifs, en particulier immobiliers, pourrait en être la conséquence.
Enfin, il faut souligner qu’à la marge tout assouplissement qualitatif de la politique monétaire implique une hausse de la production d’euros. Si les critères d’acceptabilité des garanties sont allégés, c’est en partie parce que certains établissements sont à court d’actifs éligibles de bonne qualité. Les règles se voient modifiées précisément afin de permettre à des institutions qui n’y auraient pas accès normalement l’accès aux liquidités de l’Eurosystème.
Le tout dernier assouplissement des garanties est donc ni plus ni moins une tentative de monétisation des crédits bancaires par l’Eurosystème. De par sa nature, cette action n’est pas différente de celles des banques actuelles qui fondent leurs crédits non pas sur une épargne préalable, mais sur la création eh nihilo de nouvelles unités monétaires sous la forme de dépôts supplémentaires.
Au fond, l’assouplissement des garanties montre une volonté de la part de l’Eurosystème de participer directement à l’octroi de crédit à l’économie. Reste à voir si cette mesure, donc l’efficacité dépendra du bon vouloir des débiteurs à assumer des dettes nouvelles, n’évoluera pas vers une centralisation du crédit.
Siméon Brutskus a vécu sa jeunesse à l’Est, avant de parfaire son éducation économique en France. Sa carrière d’enseignant-chercheur l’a conduit à s’intéresser à la théorie et politique monétaires, et au rôle qu’occupent les banques centrales dans la déstabilisation des systèmes financiers.