ll faut mettre le temps long au cœur de la Protection sociale
Et si la France sortait enfin du bricolage budgétaire social ? Dans cette interview pour Le Médecin radiologue libéral, Nicolas Marques esquisse une réforme ambitieuse, fondée sur de vrais calculs économiques à long terme, pour sauver la santé et les retraites avant la rupture.
Ses solutions : miser sur la prévention, la pluralité des acteurs en santé et la capitalisation collective pour concilier solidarité, innovation et équilibre financier durable.
Jonathan Icart : Vu du côté des professions de santé, PLFSS 2026 repose sur une logique de maîtrise comptable des dépenses et de transferts de charges, et ne prend pas du tout en compte la pertinence des actes. Comment réformer efficacement le financement de la protection sociale ?
Nicolas Marques : Ce texte est la parfaite illustration de cette logique comptable de court terme qui domine la régulation des dépenses sociales en France et de l’incapacité à penser le temps long en appréhendant la protection sociale comme un actif patrimonial. Conçu pour maîtriser les coûts, le PLFSS ignore les enjeux structurels, notamment le vieillissement démographique, qui fragilise durablement l’équilibre de la Sécurité sociale. Historiquement pensée sans contrainte économique, notre protection sociale est passée de 10 % à près de 40 % du PIB. Les déficits, conséquence d’un investissement insuffisant dans la prévention et d’un sous-développement de la capitalisation retraite, se creusent inexorablement.
La solution ? Sortir de l’annualité budgétaire et basculer vers une approche pluriannuelle, qui intègrerait des actuaires. Il faut redécouvrir le calcul économique, faire moins de comptabilité à court terme et plus de projections à long terme, pour améliorer le rapport qualité-prix, la prise en charge et la soutenabilité de la protection sociale.
Vous évoquez régulièrement la nécessité de « redécouvrir le calcul économique » et de mettre en place des gouvernances de temps long. Comment mieux orienter les choix budgétaires ?
Le système français de protection sociale raisonne en annualité budgétaire, ce qui favorise en santé le curatif au détriment du préventif. Cette stratégie se traduit par des arbitrages de courte vue. : numerus clausus, pilotage par les prix et baisse des tarifs entraînent une pénurie de professionnels, une perte d’innovation et un désintérêt des industriels pour la France. La crise du Covid illustre ce retard, avec des vaccins développés ailleurs.
Centrée sur la comptabilité de caisse, la Sécurité sociale fait fi de la dimension patrimoniale, pourtant indispensable pour anticiper les enjeux. Elle oublie l’humain, qui devrait et préfère piloter par les « Charges et Produits », alors que les bons indicateurs devraient être les années de vie en bonne santé ou la création de richesses non fiscales au service des retraites.
La suspension provisoire de la réforme des retraites va entraîner des surcoûts qui seront supportés par le secteur de la santé. Pour quel résultat ?
La réforme des retraites devait générer des économies pour les caisses en prolongeant la durée de travail selon la logique suivante : moins de pensions versées, plus de cotisations encaissées. Ses effets dépassent la retraite, car travailler plus longtemps augmente les salaires, les cotisations sociales et les recettes fiscales en général. Suspendre la réforme entraîne l’effet inverse, soit davantage de dépenses et moins de recettes publiques. En 2027, le coût serait de 1,8 milliard d’euros pour les caisses de retraite et, au total, 3 milliards pour les finances publiques. Cela creuse le déficit et réduit les marges de manœuvre pour améliorer la prise en charge dans d’autres domaines, notamment la santé ou dans les EHPAD où les forfaits de prise en charge ne garantissent pas une approche qualitative.
Vous plaidez pour l’introduction d’une dose de capitalisation collective dans le financement des retraites et de la santé. Est-ce une solution viable pour desserrer les contraintes budgétaires ?
En France, les retraites reposent quasi exclusivement sur un modèle de répartition où les actifs financent directement les pensions. Avec moins d’actifs, il faut augmenter les cotisations, ce qui impacte le pouvoir d’achat, affecte la compétitivité et génère des déficits récurrents.
La capitalisation est moins coûteuse : une cotisation initiale, investie dans des fonds de pension, génère des dividendes et des plus-values. Une part importante des retraites peut ainsi être autofinancée, en réduisant la charge qui pèse sur les actifs. Danemark, Islande, Pays-Bas ou Suède sont très avancés dans ce domaine, contrairement à la France et aux grands pays européens.
Vous suggérez de financer une partie de la protection sociale par les rendements de l’épargne, ce qui permettrait de réduire les prélèvements obligatoires, mais aussi de relancer les investissements et la croissance. Comment procéder ?
Le problème n’est pas tant le coût des retraites que leur financement exclusif en répartition qui entraîne déficits et endettement. La capitalisation retraite représente seulement 13 % du PIB en France, contre 92 % en moyenne dans l’OCDE. Il est stratégique de rattraper ce retard, en rendant la capitalisation obligatoire dans le secteur privé à l’image de ce qui a été fait par l’ERAFP, le fonds de pension des fonctionnaires, ou la CAVP, le régime de retraite complémentaire des pharmaciens fonctionnant pour partie en capitalisation collective.
Depuis la fin du baby-boom, les retraites expliquent 40 % de la hausse des dépenses publiques et des déficits. Le manque de capitalisation aggrave la pression fiscale et nuit à la compétitivité. Si la France avait le niveau d’épargne retraite de l’OCDE, elle disposerait d’une manne de plus de 80 milliards d’euros par an de dividendes et plus-values pour financer les retraites. Et, au-delà des pensions, cela soutiendrait l’innovation. Avec un horizon d’investissement long, les fonds de pension sont indispensables pour financer l’innovation. Ce n’est pas un hasard si les États-Unis sont en pointe dans le numérique ou les biotechs : l’épargne retraite y est abondante et permet à tous les acteurs innovants de grandir plus vite. L’Europe accuse un retard de 19 000 milliards d’euros en épargne retraite et autant en capitalisation boursière par rapport aux Etats-Unis, ce qui obère sa capacité de financement. Notre échec à développer un vaccin Covid, alors que nous avons des ingénieurs et chercheurs de qualité, est la conséquence de ce retard : sans capitaux abondants, pas d’innovations.
Comment réduire les coûts tout en favorisant l’innovation dans la santé ? Quid du secteur de la radiologie ?
Le pilotage des dépenses de santé doit être pensé dans un horizon temporel plus long. L’annualité budgétaire favorise les arbitrages à courte vue et sacrifie prévention et innovation. Le véritable enjeu n’est pas le coût immédiat d’un médicament ou d’un dispositif, mais son rapport coût-bénéfice sur plusieurs années. Les investissements lourds, comme le médicament ou la radiologie, nécessitent une vision économique durable, loin des caricatures sur les prétendues « rentes ». La prise de risque entrepreneuriale et les économies de long terme doivent être intégrées dans la réflexion pour conjuguer qualité et soutenabilité. Sinon, on arrive au travers que l’on constate dans le médicament : à force de faire pression pour baisser les prix, nous avons des acteurs nationaux moins créatifs et les entreprises étrangères préfèrent introduire leurs innovations ailleurs, afin de négocier des prix permettant d’amortir leurs coûts de développement. Nous courons exactement le même risque en imagerie, décourager l’investissement rimerait avec perte de chance pour les patients.
Comment redéfinir le périmètre entre régimes obligatoires et complémentaires sans nuire aux principes de solidarité et d’universalité ?
En santé, il faut rompre avec la logique monopolistique et court-termiste du régime général. Une transformation inspirée du modèle néerlandais, avec un panier de soins défini par le régulateur mais mis en œuvre par plusieurs acteurs, dans une logique assurantielle et mutualiste, favoriserait innovation et coopération. La pluralité permet d’expérimenter et d’adopter les meilleures pratiques, comme le faisaient les mutualistes au XIXᵉ siècle. En complément, il faut investir massivement dans la prévention, qui est trois fois moins développée en France qu’aux Pays-Bas.
Pour les retraites, il faut généraliser la capitalisation collective sur le modèle des fonctionnaires ou des pharmaciens. En complément, la gouvernance du régime général doit être confiée aux partenaires sociaux. Ils ont prouvé leur efficacité avec l’Agirc-Arrco. L’Etat doit se recentrer sur un rôle prudentiel et veiller à ce que les gouvernances des caisses assument leurs responsabilités. En tant qu’employeur, il doit aussi provisionner les promesses de retraites faites à ses fonctionnaires, à l’image de ce que font la Banque de France ou le Sénat.
Il faut oser raisonner en pluri annualité, pour avoir l’espérance de vie en bonne santé la plus longue possible et des retraites équilibrées, et ce faisant honorer la belle promesse que représente la protection sociale.
Propos recueillis par Jonathan Icart



