Notes et baromètres

Position sur le « dégroupage » des moteurs de recherche

Briefing de l’Epicenter/IEM — Avril 2015

La résolution appelant au « dégroupage » des moteurs de recherche de leurs autres activités commerciales soulève des préoccupations sérieuses sous les angles de la politique concurrentielle, de l’innovation et de la croissance économique, et de l’État de Droit.

Alors que Google détient 90 % des parts de marché de l’ensemble des recherches sur Internet au sein de l’UE et 31 % des recettes de publicité en ligne au niveau mondial, cela dit peu sur le degré de concurrence dans le marché des moteurs de recherche, quand les concurrents ne sont qu’à « un clic ». La forte hausse de la part des recettes de publicité en ligne de nouveaux acteurs comme Facebook et Twitter illustre le dynamisme de ce marché.

Le « dégroupage » réduirait sévèrement la capacité des moteurs de recherche à innover, tout en augmentant également les barrières à l’entrée pour de nouveaux acteurs et en décourageant l’investissement dans le secteur numérique.

Le « dégroupage » porterait atteinte à l’État de Droit en pointant du doigt une entreprise et en justifiant une intervention sans précédent sur la base d’un éventail de différentes problématiques qui ont des implications politiques disparates.

RECOMMANDATION : Étant donné le manque de mise en évidence d’un comportement anti-concurrentiel dans le marché des moteurs de recherche, l’action par la Commission européenne est injustifiée. Le « dégroupage » va porter tort à l’innovation, à la croissance. économique, et à l’État de Droit dans l’UE. Les membres devraient rejeter la résolution.


Le présupposé « dégroupage » des moteurs de recherche de leurs autres activités commerciales, comme cela est proposé dans une résolution datant du 27 novembre 2014,(1) soulève des préoccupations sérieuses sur le plan de la politique concurrentielle, de l’innovation et de la croissance économique, et de l’État de Droit. Si elle est prise en compte par les États-membres et la Commission européenne, la résolution mettrait en danger le développement d’un marché unique du numérique, tout en étendant la réglementation antitrust au-delà du champ d’application approprié et en établissant un dangereux précédent de traitement inégal devant le droit.

La politique de concurrence

La motion note des « vulnérabilités apportées par une concentration excessive du marché et des opérateurs dominants » dans le marché unique numérique (DSM en anglais). De plus, elle demande à la Commission de « prévenir une concentration excessive du marché et un abus de position dominante […] au regard du contenu et des services groupés », notant « la potentielle transformation des moteurs de recherche en filtres et leur possibilité de commercialisation des informations obtenues en vue d’une exploitation secondaire ». Comme solution, les motionnaires demandent à la Commission « d’envisager de présenter des propositions [visant à dégrouper] les moteurs de recherche des autres services commerciaux ».

Il y a en effet des niveaux élevés de concentration du marché dans le secteur des moteurs de recherche, Google tenant clairement une position dominante, avec plus de 90 % des parts de marché dans la plupart des États-membres de l’UE(2) et 88 % au niveau mondial pour les utilisateurs du téléphone mobile et de l’ordinateur.(3) Google est également un leader dans la génération des revenus de publicité en ligne, avec 31 % de parts de marché, ce qui est approximativement resté stable depuis 2012.(4)

Cependant, les parts de marché ne donnent qu’une image partielle du panorama concurrentiel dans un marché, et une image hautement déformée. Le fait demeure qu’il y a peu d’effets de verrouillage (lock-in) dans le marché des moteurs de recherche, et que les fournisseurs alternatifs de recherche sont littéralement « à un seul clic ».(5) Étant donnés les coûts de changement extrêmement bas et l’existence d’une variété de fournisseurs alternatifs, il est difficile de soutenir que la domination du marché par Google est issue d’un comportement anti-concurrentiel.

En outre, il faut souligner que le secteur numérique, sans doute plus que n’importe quel autre, est sujet à des pressions concurrentielles importantes et à des revirements dramatiques de la position des acteurs établis. Le cas de Microsoft est illustratif à cet égard : cible privilégiée des organismes antitrust en raison de sa position dominante sur le marché des logiciels,(6) Microsoft lutte maintenant pour contenir la chute de ses parts de marché en raison de la hausse des smartphones seulement quelques années après.(7)

Dans le marché de la publicité en ligne, il est intéressant de noter que de nouveaux acteurs comme Facebook, Twitter et Amazon, alors qu’ils partaient d’un niveau assez bas, ont fortement augmenté leur part dans les recettes de publicité en ligne au niveau mondial en seulement deux ans.(8)

Une autre question soulevée dans la motion est le potentiel de discrimination dans les résultats de recherche qui porterait tort à la diversité des sources d’information sur Internet. Tandis que l’activité des moteurs de recherche implique par définition la partialité dans la sélection et le classement des résultats afin de fournir aux clients les informations qu’ils recherchent de manière aussi transparente et rapide que possible,(9) la meilleure manière d’assurer la diversité des sources et des choix du consommateur est d’avoir un marché concurrentiel et dynamique des moteurs de recherche, ce qui, comme nous l’avons soutenu plus haut, apparaît être le cas.

À cet égard, il faut noter qu’une large variété de moteurs horizontaux et verticaux de recherche est actuellement disponible pour les utilisateurs et qu’une part croissante des recherches peut à présent être faite à travers des applications mobiles, les réseaux sociaux et des plateformes de commerce électronique, entre autres.

Jusqu’à ce qu’il s’avère qu’un acteur dominant dans le marché des moteurs de recherche utilise sa position pour des objectifs anti-concurrentiels, il n’y aura pas lieu d’intenter une action anticoncurrentielle contre lui. Le simple fait qu’un fournisseur détienne 90 % des parts de marché de la recherche ne justifie pas l’intervention des autorités européennes.

L’innovation et la croissance économique

Assurer la prospérité du secteur numérique est l’une des priorités de la nouvelle Commission européenne, comme cela est mis en évidence par l’agenda numérique pour l’Europe et souligné par le président de la Commission, Jean-Claude Juncker.(10) Par ailleurs, comme le note la résolution, le développement optimal du marché unique numérique pourrait jouer un rôle majeur pour la croissance économique au sein de l’UE en améliorant la compétitivité des entreprises et en permettant le développement du commerce électronique et d’autres activités commerciales innovantes.

Pourtant, la résolution telle qu’elle est actuellement établie ne saurait guère promouvoir les objectifs d’expansion du marché unique numérique et encourager l’innovation. Bien au contraire, le « dégroupage » des moteurs de recherche de leurs autres activités commerciales, notamment de la publicité en ligne, pourrait porter tort au secteur en séparant les moteurs de recherche de leur principale source de revenus.

Afin d’offrir une expérience client en constante amélioration, avec des résultats de recherche plus précis et une plus large variété d’options qui reflètent mieux les préférences du consommateur, les moteurs de recherche reposent sur des économies d’échelle et de gamme fournies par leur capacité à offrir un large éventail de services. Supprimer leur capacité à s’engager dans ces activités commerciales réduirait leur capacité à le faire.

En plus de l’impact direct du « dégroupage » sur les fournisseurs établis en matière de recherche, il faut envisager son effet sur les futurs entrants du marché et sur les autres entreprises du numérique. Pour les premiers, le « dégroupage » réduirait les incitations à entrer dans le marché des moteurs de recherche, étant donnée la diminution des perspectives de pouvoir transformer une telle activité en une entreprise à but lucratif.

La réduction des incitations pour les nouveaux entrants aurait à son tour un effet négatif certain sur la concurrence et le dynamisme du marché des moteurs de recherche. Pour les autres entreprises du numérique, le précédent de la décision des autorités européennes de séparer les services de recherche des autres activités augmenterait non seulement le risque d’investir dans ce secteur mais cela entraverait également les financements croisés entre les différentes entreprises au sein du même secteur d’activité, un processus qui dans le passé s’est révélé essentiel pour développer les innovations jusqu’à ce qu’elles deviennent rentables.

Étant donnée la fragilité actuelle de l’économie européenne et le potentiel du secteur numérique à encourager la croissance économique et à promouvoir l’innovation, l’appel de la motion pour le « dégroupage » des moteurs de recherche serait une étape de plus dans la mauvaise direction.

L’État de Droit

La transparence, un cadre institutionnel fiable et le traitement égal de tous devant le droit sont des facteurs cruciaux pour la prospérité de toute économie — cela est vrai pour le secteur numérique autant que pour n’importe quel autre. Cependant, la motion actuellement présentée devant le Parlement européen n’est pas vraiment en faveur de l’État de Droit. Tout d’abord, elle pointe du doigt l’ensemble du marché mais ne nomme qu’un seul acteur dominant du marché (à savoir Google) pour appeler à une action de la Commission européenne. Et elle le fait en mettant en avant un ensemble varié d’arguments, de la protection des données au développement du marché unique numérique au supposé abus du pouvoir de marché par les moteurs de recherche — ces arguments ayant tous des implications politiques très différentes. Pourtant, sans justification de la part des motionnaires, la solution proposée est unique : l’action par la Commission européenne devrait être de séparer les moteurs de recherche des autres activités commerciales.

Si chacune des revendications des promoteurs de cette motion mérite d’être considérée par la Commission (sachant que l’accusation d’abus du pouvoir de marché est douteuse au mieux, comme nous l’avons souligné plus haut), suggérer que seul le dégroupage est à même de résoudre tous les problèmes du marché unique numérique n’est pas crédible. En effet, compte tenue de la controverse qui a entouré le secteur numérique sur un certain nombre de fronts différents (confidentialité, fiscalité, concurrence) au cours des dernières années et des derniers mois, il semblerait que la résolution soit motivée davantage par un désir politique de punir certaines entreprises et industries plutôt que par de sérieuses préoccupations au sujet de la concurrence.

Pour utiliser le langage propre des motionnaires, les divers arguments employés doivent être dégroupés et chacune des revendications doit être considérée indépendamment pour éviter une action injustifiée de la part de la Commission qui pourrait nuire au marché unique numérique, et qui pourrait par la même occasion porter atteinte à l’État de Droit au sein de l’UE. Les préoccupations ne s’arrêtent pas au niveau de l’UE, puisque toute action de la Commission soutenant les revendications des motionnaires est susceptible de guider les décisions politiques ultérieures par les États-membres.

Conclusion

Il y a peu à gagner en termes d’accroissement de la concurrence au sein du marché unique numérique à travers le « dégroupage » des moteurs de recherche de leurs autres activités commerciales. Dans le même temps, il y a beaucoup à perdre si on considère le dynamisme du secteur numérique européen, sa capacité à innover et à aider la croissance des autres secteurs, et l’État de Droit dans l’UE.


NOTES

1. European Commission, Plenary sitting [.2014] B[8-/2014] (Draft) Motion for a Resolution to wind up the debate on the statement by the Commission pursuant to Rule 123 of the Rules of Procedure on Supporting Consumer Rights in the Digital Single Market. Disponible à: http://online.wsj.com/public/resources/documents/DSMresolution.pdf.

2. « 2013 Search Engine Market Share By Country ». Disponible à: http://returnonnow.com/internet-marketing-resources/2013-search-engine-market-share-by-country/.

3. « Worldwide market share of leading search engines from January 2010 to October 2014 ». Disponible à : http://www.statista.com/statistics/216573/worldwide-market-share-of-search-engines/.

4. « Microsoft to Surpass Yahoo in Global Digital Ad Market Share This Year », 15 juillet 2014. Disponible à : http://www.emarketer.com/Article/Microsoft-Surpass-Yahoo-Global-Digital-Ad-Market-Share-This-Year/1011012.

5. Istituto Bruno Leoni, « Comments on Google’s revised proposed commitments text of 21 October 2013 (COMP/AT.39740) », Soumission à la Commission européenne.

6. Voir l’Institut économique Molinari, « Cinq mythes sur le manque de concurrence en présence d’entreprises “dominantes” : l’exemple du cas Microsoft », Note économique, mai 2007, et « La vente liée et l’intégration des produits nuisent-elles aux consommateurs? », Note économique, mars 2006.

7. Kevin C. Tofel, « Should Microsoft be worried about Windows Phone’s falling market share? », 15 août 2014.
Disponible à : https://gigaom.com/2014/08/15/should-microsoft-be-worried-about-windows-phones-falling-market-share/.

8. Op cit., note 4.

9. Massimiliano Trovato, « Google and antitrust: No evidence found », IBL Focus 220 (Milan, Istituto Bruno Leoni, 2013), 2-3.

10. European Commission, President (2014-2019), Jean-Claude Juncker. Disponible à: http://ec.europa.eu/about/juncker-commission/docs/ansip_en.pdf.

RÉFÉRENCES

– Institut économique Molinari, « Cinq mythes sur le manque de concurrence en présence d’entreprises “dominantes” : l’exemple du cas Microsoft », Note économique, Bruxelles, mai 2007.

– Institut économique Molinari, « La vente liée et l’intégration des produits nuisent-elles aux consommateurs ? », Note économique, Bruxelles, mars 2006.

– Istituto Bruno Leoni. « Comments on Google’s revised proposed commitments text of 21 October 2013 (COMP/AT.39740) », Soumission à la Commission européenne, Milan, 2013.

– Trovato, Massimiliano. « Google and antitrust: No evidence found ». IBL Focus 220, Milan, Istituto Bruno Leoni, 2013.

L’Institut économique Molinari

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