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Livre : il était une fois l’effervescence numérique

Texte d’opinion publié le 17 février 2015 dans L’Opinion.

Les géants internationaux de la vente en ligne sont régulièrement malmenés par la critique. On leur reproche un peu tout : des conditions de travail médiocres, des pratiques d’optimisation fiscale, ou encore d’écraser la concurrence pour maintenir un «monopole». Mais au pays de Victor Hugo, quand on parle du e-commerce, le sujet sensible entre tous reste l’édition. Et pour cause : l’emblématique Amazon est extrêmement actif et innovant sur un marché du livre longtemps resté en sommeil. C’est à son célèbre «sourire» qu’on associe spontanément la liseuse électronique – même s’il n’en est pas l’inventeur et si d’autres vendeurs ont développé leur offre: le Kindle est devenu la référence sur le marché.

L’année dernière, Hachette, mais aussi d’autres associations d’auteurs et de libraires en France et à l’étranger, ont protesté publiquement. Les doléances se résument en trois points. Le premier est l’idée que la vente en ligne ferait péricliter la vente en librairie, ce qui entraînerait à terme la disparition du métier de libraire. Le second concerne celui du format et du prix: les livres numériques connaissent une forte croissance et Amazon a annoncé en 2014 le lancement de «Kindle Unlimited» qui permet d’emprunter des livres numériques plutôt que de les acheter, nouveauté qui a rencontré une forte opposition parmi les éditeurs et chez certains auteurs. Le gouvernement a aussi émis un avis négatif sur la légalité de cette offre. Le troisième point régulièrement avancé dans la controverse est que l’offre du canal numérique contribuerait à réduire la diversité culturelle en limitant la création et la diffusion littéraires.

Un simple rappel des faits pourra éclairer utilement la validité de ces trois postulats.

Alors que les petites librairies souffraient depuis plusieurs décennies, il se trouve justement qu’elles connaissent un regain aujourd’hui. Leur nombre est stable même si leur rentabilité est faible. Elles ne sont que partiellement en concurrence avec Amazon dont 70% du chiffre vient de la vente de livres qui ne sont plus vendus en librairie. Beaucoup de libraires indépendants ont aussi compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer d’une interface numérique pour dynamiser et démultiplier leurs débouchés sans dénaturer leur positionnement. En revanche les librairies en réseaux comme Chapitre ont davantage souffert, car elles sont moins à même de satisfaire une clientèle qui cherche une certaine convivialité, et elles ont vu leurs avantages en termes de coûts et de diversité disparaître au profit des acteurs du web.

Côté prix, format et offre, les faits donnent aussi raison à l’innovation, au foisonnement, à la satisfaction de nouvelles attentes. L’«e-book» a ouvert un nouvel univers à des milliers d’auteurs qui grâce à l’auto-publication peuvent rapidement diffuser leurs œuvres. Entre 25% et 30% des auteurs de Kindle qui se vendent le mieux n’ont pas d’éditeurs. Amazon veut aussi diminuer le prix des livres numériques pour accroître leur diffusion et mieux refléter leur moindre coût de production. Même à un prix réduit de 9,99 €, l’auteur percevrait un plus grand pourcentage sur la vente que dans le système actuel…

Les réactions à Kindle Unlimited montrent, hélas, à quel point les acteurs traditionnels craignent ces évolutions. Il faut comprendre qu’à l’ère du numérique, la possession est moins importante pour les utilisateurs que l’accès au contenu. Grâce à des entreprises comme Spotify et Netflix, il est aujourd’hui simple d’accéder à des milliers de morceaux de musiques et de films sans posséder l’équivalent en CD ou DVD. Amazon ainsi que d’autres acteurs, notamment YouScribe et Youboox, des entreprises françaises, veulent appliquer le même principe au livre numérique.

Ces nouveaux modes de lecture sont plébiscités par les usagers. En utilisant des algorithmes ou en faisant appel à un système participatif ingénieux, les vendeurs en ligne comprennent mieux les goûts de leurs clients – Amazon est d’ailleurs la seconde entreprise préférée des Français en 2014. Ce ne sont pas les clients qui se plaignent, mais des concurrents plus obsédés par la protection de leurs rentes que par l’innovation qui leur permettrait une sortie par le haut. Il est peut-être temps pour les éditeurs de réinventer leur métier, d’innover et de changer de stratégie pour offrir une valeur ajoutée différente plutôt que de s’opposer à la baisse du prix de l’e-book et à la «bibliothèque municipale numérique».

Rappelons que les produits culturels ont été les articles les plus achetés en ligne durant la période de Noël. Cessons de crier au recul de la vitalité et de la diversité culturelle: l’innovation numérique participe, qu’on le veuille ou non, au renouveau de l’écrit et à la diffusion jusque-là impossible de millions d’œuvres. Mais que cette effervescence soit le fait d’entreprises américaines comme Amazon ou Netflix fait grincer bien des dents. Tant que certains, pouvoir publics ou acteurs de la filière, en France et ailleurs, persévéreront dans le déni du changement, ils passeront à coté d’une révolution en marche – la plus importante dans le métier depuis l’invention de l’imprimerie, et la plus riche d’opportunités.

Frédéric Sautet est économiste.

Frédéric Sautet

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