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Halte aux tendances néo-prohibitionnistes

Texte d’opinion publié le 10 février 2012 dans Le Temps.

Sous l’impulsion de la Convention-cadre de lutte anti-tabac (CCLAT) de l’OMS, de nombreux États ont considérablement intensifié leur lutte contre le tabagisme. On parle ainsi aujourd’hui de « dénormaliser » l’offre légale de tabac. Autrement dit, on entre progressivement dans une ère où l’objectif est, à terme, la prohibition d’une manière ou d’une autre du tabac.

Or, de telles politiques s’avèrent systématiquement pire que le mal. Elles ne font pas disparaître la consommation et cachent de nombreux risques pour l’ensemble de la société notamment en matière de santé et de finances publiques. La France et la Suisse devraient refuser de leur emboîter le pas.

Depuis l’entrée en vigueur de la CCLAT en 2005, les États ont, en effet, sans cesse alourdi la fiscalité. La charge fiscale avoisine environ 80% en France et 64% en Suisse du prix de détail d’un paquet de cigarette. On a aussi assisté à un durcissement des réglementations anti-tabac. Un véritable « arsenal » réglementaire est ainsi utilisé pour pénaliser les achats de tabac sur le marché officiel : images-choc obligatoires sur les paquets, y compris en France et en Suisse, « paquets neutres et standardisés » en Australie, « vente sous le comptoir », etc.

Cet « emballement » de la lutte anti-tabac conduit inexorablement à se poser la question de sa prohibition. Elle s’invite d’ailleurs dans le débat public et le sujet est aussi présent dans le processus législatif puisque des projets de loi en ce sens ont déjà vu le jour dans plusieurs pays. En Finlande, l’objectif serait de rendre le pays « sans fumée » en 2040 et en Islande, on propose d’interdire la vente de tabac, sauf en pharmacie et, après quelques années, sous ordonnance. Le Bhoutan, en Asie, a même franchi le pas, en interdisant totalement la vente de tabac en 2004.

Or, une prohibition – qu’elle soit de jure comme au Bhoutan ou de facto (en rendant l’offre légale non-rentable) – ne supprime pas les raisons ultimes pour lesquelles un produit de consommation est au fond désiré, recherché et demandé. En dépit de ses effets néfastes connus pour la santé, la prohibition du tabac en soi ne fait pas disparaître sa consommation.

C’est ce qui s’est passé au Bhoutan. C’est aussi la leçon de l’une des expériences occidentales les plus sévères en la matière, la prohibition aux États-Unis entre 1920 et 1933 de l’alcool, soit un autre produit jugé néfaste pour la santé. Après une baisse initiale, la consommation est repartie à la hausse par la suite : elle aurait été ainsi 5 fois plus importante en 1929 qu’en 1921.

Cependant, quand le marché officiel est mis « hors jeu » par les pouvoirs publics, c’est le marché noir qui prend systématiquement le relais pour satisfaire la demande. Là encore l’expérience du « régime sec » américain et celle du Bhoutan – où, selon une étude, « à cause de l’interdiction, la contrebande de tabac illégal et le marché noir restent solides » – confirment la théorie.

Une néo-prohibition du tabac serait d’autant plus contreproductive qu’il existe d’ores et déjà un marché noir de cigarettes bien organisé, estimé à 11% du marché mondial. Le « manque à gagner » en termes de recettes fiscales non-collectées pour les États européens serait d’environ 10 milliards d’euros. En France, selon des estimations officielles, environ 20% des achats sont effectués en dehors du réseau officiel (échappant ainsi à la fiscalité et à la réglementation françaises), dont 5% provenant du trafic illicite (contrebande, contrefaçon et ventes sur Internet). Ce marché noir se substituera facilement à l’offre légale, si les actions toujours plus prohibitives des pouvoirs publics finissent par la faire disparaître.

Or, sur un marché illicite les consommateurs font face à un manque d’information chronique et à des produits de moindre qualité, parfois plus puissants et plus dangereux pour la santé. Par exemple, les boissons alcooliques vendues au « noir » lors du « régime sec » américain auraient eu une teneur en alcool 2,5 fois plus élevée et pouvaient aussi contenir des substances dangereuses pour la santé provenant d’alcools industriels.

De même, il a été constaté que les cigarettes de contrebande, produites dans l’illégalité, pouvaient avoir des niveaux de cadmium et de plomb – des métaux potentiellement nocifs pour la santé – 6,5 et 13,8 fois plus importants que dans les cigarettes originales de marque. À n’en pas douter : les politiques visant à pénaliser les achats sur le marché officiel condamnent paradoxalement les fumeurs à se fournir en produits illicites potentiellement plus nocifs pour leur santé. Une néo-prohibition ne ferait qu’empirer cette situation.

De plus, les politiques néo-prohibitionnistes aggraveront le dérapage des finances publiques. Elles feront disparaître l’ensemble de la filière légale de tabac et les recettes fiscales que l’État en retire. L’activité de cette filière représente par exemple 3,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les fabricants de tabac, les distributeurs et les 28 000 buralistes en France. C’est aussi environ 13,2 milliards d’euros en TVA et droits de consommation, sans compter les autres recettes liées à la fiscalité des entreprises (impôt sur les sociétés, etc.).

Pis. Non seulement la néo-prohibition du tabac est une « aubaine » pour le trafic illicite qui échappe à la fiscalité mais elle est également une source de nouvelles dépenses publiques. Une telle politique nécessite le déploiement de moyens policiers, judiciaires, pénitentiaires, etc. supplémentaires pour lutter contre les trafiquants.

La population dans son ensemble – fumeurs, mais aussi non-fumeurs – risque également de souffrir de l’augmentation du crime organisé avec son lot de violence et de corruption qui l’accompagnent. Si elle continue sur cette voie néo-prohibitionniste, le danger de la lutte anti-tabac est qu’elle risque de devenir une lutte sans fin contre le trafic de tabac.

Valentin Petkantchin est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.

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