La concurrence que les autorités ne voient pas
Article publié par Le Temps, le 5 mars 2008.
Alors que la Commission européenne a condamné le 27 février 2008 la société Microsoft à de nouvelles amendes d’un montant de 899 millions, il ne faut pas perdre de vue que cette décision comme celles qui l’ont précédée détournent l’attention d’enjeux stratégiques importants pour le futur du marché des nouvelles technologies.
Alors que la Commission européenne a condamné le 27 février 2008 la société Microsoft à de nouvelles amendes d’un montant de 899 millions, il ne faut pas perdre de vue que cette décision comme celles qui l’ont précédée détournent l’attention d’enjeux stratégiques importants pour le futur du marché des nouvelles technologies. Si la DG Concurrence de l’Union européenne ne perçoit pas le dynamisme de ce marché, il est heureux que ses acteurs – et ce malgré les obstacles que la Commission ne cesse de mettre sur leur parcours – ne souffrent pas de la même myopie et poursuivent tant bien que mal la marche des affaires au service du consommateur.
Ce manque de clairvoyance est flagrant dans le cas du marché des systèmes d’exploitation mais il l’est tout autant dans la façon dont les autorités approchent la concurrence sur le marché des télécommunications. En effet, dans un cas comme dans l’autre, la Commission passe à côté des choses importantes pour la vitalité de la concurrence dans ces secteurs, à savoir l’innovation qui fait et défait en permanence les parts de marché et le nombre de concurrents sur lesquels elle reste focalisée.
À propos de la saga Microsoft, rappelons qu’après de multiples rebondissements, la décision de la Commission de sanctionner la société en 2004 au nom d’un abus de position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation a été confirmée par la Cour de justice européenne en septembre 2007. Peu de temps après, la Commission a lancé de nouvelles investigations concernant la suite bureautique Office de Microsoft et son logiciel internet Explorer qui pourraient déboucher sur des décisions similaires à celle de 2004. La nouvelle amende – pour défaut de livraison des informations nécessaires à l’interopérabilité avec son système d’exploitation – confirme que la Commission, dans son aveuglement, ne mesure pas correctement la concurrence sur le marché de ces technologies.
Obscurcie par un modèle de concurrence qui définit de façon arbitraire le marché, la DG Concurrence peine à réaliser que la concurrence continue de fonctionner et n’a pas cessé de s’exercer là où elle la croyait absente. En effet, en dehors des annonces fracassantes concernant les investigations et les amendes, le souhait de Microsoft de racheter Yahoo! et aussi de mettre à disposition plus de 30 000 pages de documentation sur son système d’exploitation en disent beaucoup plus sur la vitalité de la concurrence. Il montre que pour continuer à servir le consommateur sur ce marché en perpétuelle évolution, il faut savoir innover et s’adapter rapidement. Or, aujourd’hui, Microsoft ne doit pas seulement craindre la concurrence potentielle de nouveaux entrants mais celle d’acteurs déjà existants et qui s’intéressent de plus en plus au marché des systèmes d’exploitation.
Intel, le leader mondial des microprocesseurs, pourrait bien, par exemple, s’aventurer sur ce marché via la contrat que la société a signé avec Red Hat, une entreprise fournissant, en plus d’un service d’assistance, le système gratuit d’exploitation Linux. Les deux sociétés auraient, en effet, pour ambition de se lancer sur le marché Linux, en plein essor.
La société Google – avec un modèle de rémunération unique par la publicité – avance aussi vers le marché des systèmes d’exploitation. Chasse gardée de Microsoft à ce jour, les évolutions des dernières années pourraient remettre sa position en question. En effet, il suffit de s’intéresser aux nouveaux produits que Google propose sur son site pour comprendre les challenges qu’il va falloir relever. Déjà, Google offre gratuitement sur Internet une combinaison de logiciels (dont un traitement de texte, une feuille de calcul, etc.) qui concurrencent directement l’offre Microsoft. On peut imaginer que pour un acteur majeur comme Google, l’avancée du système d’exploitation open-source (et donc gratuit) Linux n’est pas non plus passée inaperçue.
Il existe aujourd’hui tout un ensemble de logiciels gratuits qui ne demandent qu’à trouver fédérateur pour constituer une offre cohérente capable de répondre avec efficacité aux besoins du consommateur d’écrire, calculer, gérer ses e-mails, son agenda, etc. Google pourrait bien devenir ce fédérateur et de ce fait menacer directement le modèle Microsoft.
De la même façon que la dynamique innovatrice liée au système d’exploitation est passée inaperçue pour ceux qui ont les yeux rivés sur les parts de marché et le nombre de concurrents, celle qui existe sur le marché des télécommunications l’a été tout autant.
En effet, la croyance de la Commission en son modèle l’amène à penser que le maintien de nombreux revendeurs (dans le cas de la France Neuf Telecom, Free, etc.) utilisant le réseau de télécommunications de l’ancien monopole France Télécom augmente la concurrence. Ce faisant, elle passe complètement à côté de la concurrence qui pourrait venir d’autres réseaux comme c’est le cas au Canada de la concurrence du câble utilisant Internet ou du téléphone portable. Une vision statique de la concurrence pourrait menacer l’émergence de ces nouveaux acteurs et réseaux. En réglementant l’accès et le prix des réseaux, il y a un risque de réduire les opportunités de profit pour les nouveaux entrants et de désinciter l’ancien monopole à entretenir son réseau.
Compter le nombre de concurrents ou se cantonner à des parts de marché, c’est négliger l’essence même de la concurrence et passer ainsi à côté du processus d’innovation qui émerge souvent là où on ne l’attendait pas et défait les positions acquises.
Plus encore, par une attitude hostile à l’égard des grandes entreprises ou entreprises « dominantes », elles manipulent le marché non pas au profit de la majorité des consommateurs mais au profit de producteurs, revendeurs, acteurs qui sans elles n’auraient pas vu le jour ou résisté à l’épreuve du choix du consommateur. Alors que la Commission s’acharne sur Microsoft, il est important de rappeler que les très grandes entreprises n’existent pas par hasard. En l’absence de réglementations qui les protègent, elles sont un moyen que les hommes ont trouvé pour transformer des produits pionniers en produits de masse. Il est temps que les autorités de concurrence ouvrent les yeux.
Cécile Philippe, directeur général, Institut économique Molinari