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Phébé – Les États-Unis aux frontières du réel

Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée le 9 mars 2021 dans la revue Phébé.

Pour tous ceux que le mandat de Donald Trump aux Etats-Unis avait laissé sans voix, la lecture du dernier livre de Bruno Maçães (History has Begun, The Birth of a New America, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2020.) s’impose. L’auteur donne, en effet, une explication crédible aux nombreux événements qui s’y sont déroulés au cours des dernières années en les plaçant dans le mouvement civilisationnel qui bouscule ce pays. Les Etats-Unis, loin d’être au terme de leur histoire, seraient selon Maçães à l’aube d’une nouvelle ère. Guidés non pas par le principe de liberté mais par le principe d’irréalité/de fiction, les Etats-Unis pourraient être en train d’écrire un nouveau chapitre de leur histoire, celle d’un monde post-libéral capable de faire co-exister une grande diversité d’expériences humaines.

La thèse semble radicale et futuriste. Maçães aborde d’ailleurs la question de cette façon puisqu’en lecteur fidèle d’Alexis de Tocqueville, il n’a pris que récemment conscience des évolutions majeures à l’œuvre Outre-Atlantique. Bien sûr, l’élection de Donald Trump ne pouvait laisser indifférent mais c’est surtout ses échanges avec un ami indien, Krishnan Srinivasan, ancien secrétaire aux Affaires étrangères, qui lui ont permis de réaliser qu’il existe une civilisation américaine entièrement séparée de la civilisation européenne.

Sous l’emprise de la vision de Tocqueville, l’auteur concevait initialement la première puissance mondiale comme l’aboutissement ultime du modèle démocratique européen. Et pourtant, un faisceau d’indices aurait dû l’alerter nous dit-il. Pour Maçães, ils indiquent que la démocratie américaine est distincte de celle de ses sœurs européennes et qu’elle s’en distinguera probablement davantage dans le futur. En premier lieu, la démocratie américaine – modèle incontesté de la modernité – accepte des éléments qui semblent aux européens totalement archaïques. La religion continue d’occuper outre Atlantique une place prédominante, le porte d’armes est plébiscité, la peine de mort en vigueur dans plus de la moitié des États, le politiquement correct domine. Ces différences pourraient, selon l’auteur, être des spécificités typiques des changements à l’œuvre et non des anomalies amenées à disparaitre avec le temps. Pour Maçães, il suffit de réaliser le chemin parcouru par les Etats-Unis depuis la fin du 19ème siècle pour comprendre que son leadership, initialement technologique et militaire, ne se cantonnerait pas à ces domaines. Progressivement, l’Amérique a affirmé son indépendance dans les domaines culturels et politiques et se montre capable d’inventer son modèle en s’émancipant de ses racines. Seule une forme de myopie a pu conduire à penser l’Amérique comme une sorte de continuité de l’Europe. Car la création même des Etats-Unis obéit à une logique bien différente de ce qui prévaut sur le vieux continent. Colonisée par des explorateurs qui s’y trouvaient à l’étroit, l’Amérique a construit de toute pièce une démocratie sur un espace vide, sans voie prédéfinie, imprégnée d’idées européennes comme la notion de droits et de souveraineté du peuple mais aucunement contrainte par l’existence d’institutions déjà en place. Le pays était voué à écrire sa propre voie et c’est ce qu’il continue à faire, l’Américain restant toujours, pour Maçães, celui qui accueille le plus favorablement le changement et le mouvement.

De quel changement parle Maçães? De celui qui remplace le principe de liberté par celui d’irréalité (principle of unreality) dans une tentative de surmonter une contradiction profonde des démocraties libérales. Selon l’auteur, le libéralisme souffre d’une contradiction profonde. Il donne d’une main ce qu’il reprend de l’autre, en l’occurrence l’exercice de la liberté. Cet exercice ne peut, en effet, qu’être théorique et abstrait car lorsque la liberté s’exerce réellement, elle menace l’édifice tout entier construit pour la préserver. En pluraliste des valeurs, Maçães souligne l’existence de contradictions profondes entre les valeurs et qu’il n’est pas possible de promouvoir toutes les valeurs sans nuire à l’une ou l’autre. Or, les être humains aspirent à vivre des expériences en tout genre et peuvent trouver très contraignant de se conformer au modèle libéral sceptique, athée et distant.

Il est bien possible que les Etats-Unis soient au cœur d’un développement visant à résoudre cette contradiction en construisant un modèle politique virtuel où les expérimentations seraient possibles et sans conséquences graves. De fait, le pays a abandonné – selon Maçães – l’idée que l’Histoire a une destinée et qu’il existe un modèle universel applicable à tous. A l’inverse, l’Américain penserait sa vie comme une histoire au milieu de nombreuses autres. Il en serait le protagoniste. S’il pratique une religion, ce n’est pas forcément parce qu’il penserait que Dieu existe mais parce que la vie avec Dieu est plus intéressante. S’il porte des armes, comme l’explique l’écrivain américain Kurt Andersen, auteur du best-seller Fantasyland, c’est parce que cela lui permettrait de s’imaginer cow-boy, membre d’une milice ou combattant dans une zone en guerre. La peine de mort obéirait aux mêmes ressorts psychologiques. Lier crime et châtiment est le composant le plus simple et le plus irréductible de toutes les intrigues humaines. Quant au politiquement correct, Maçães l’interprète comme l’expression d’un peuple qui cherche avant tout à contrôler le vocabulaire avec lequel il décrit l’histoire de sa vie plutôt que la façon dont il la vit.

A la lumière de cette analyse, l’élection de Trump n’apparaît plus comme une anomalie mais comme le prolongement et même une forme d’aboutissement de la politique américaine qui se pense avant tout comme un show de télé-réalité. John F. Kennedy, en 1961, exprimait déjà l’idée que ce qui compte avant tout « c’est l’apparence des choses ». Après le scandale du Watergate, l’idée s’impose pour chaque président qu’il devra façonner le récit plutôt qu’être façonné par lui. Selon le professeur Stephen Duncombe, expert media et communication, Donald Trump incarnerait un changement qui ajoute de l’eau au moulin de Maçães, à savoir que la politique est elle-aussi devenue une arène où règne le principe de la fiction, du spectacle. Donald Trump n’a pas cherché à se donner l’apparence d’un politicien. Il a plutôt utilisé la scène politique pour déployer ses performances d’animateur et offrir le spectacle le plus captivant. Il faudrait dorénavant penser la société comme une grande scène où se déroulent une multitude d’histoires et où les intrigues rivalisent pour obtenir l’attention de l’électeur que l’on comprend mieux si on le considère comme un spectateur. La prise du capitole en a été le point culminant. Même ceux qui n’ont pas voté pour Trump sont restés hypnotisés devant leur télévision, objet sacré de la société de spectacle.

S’il n’est pas simple d’imaginer les développements futurs d’une société qui se détache toujours plus de la réalité, Maçães les envisage avec enthousiasme. La nouvelle Amérique pourrait définir les contours d’un projet politique autorisant et défendant les possibilités de poursuivre différentes manières de vivre et être heureux sans être piégé dans certaines façons de vivre. Les Etats-Unis ont déjà le goût de la chose avec la coexistence de communautés comme celles des Amish, des mormons ou encore des juifs orthodoxes à New-York. Reste à voir comment les histoires vont s’écrire à l’avenir et parvenir à mêler ensemble les monde online et offline.

L’auteur

Bruno Maçães est docteur en sciences politiques de l’université Harvard. Il est senior fellow au Hudson Institute ainsi que conseiller de la société de conseil Flint Global à Londres et senior fellow à l’université Renmin de Chine. Ancien ministre portugais chargé des affaires européennes (2013-2015), il est l’auteur de The Dawn of Eurasia: On the Trail of the New World Order (Penguin Random House, 2018) et Belt and Road: A Chinese World Order (Hurst, 2019).

Pour aller plus loin :

  • Kurt Andersen, Fantasyland: How America Went Haywire: A 500-Year History, New York, 2017.
  • Gore Vidal, History of the National Security State: Includes Vidal on America, 2014.
  • Stephen Duncombe, Dream or Nightmare: Reimagining Politics in an Age of Fantasy,  New York, 2019, Preface.

Cécile Philippe

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