Phébé – Daniel Markovits, le piège de la méritocratie
Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée le 18 novembre 2019 dans la revue Phébé.
La société américaine, pour Daniel Markovits, professeur à la Yale Law School, est exemplaire d’une société hiérarchique fondée sur le mérite. Il regrette qu’il soit devenu une valeur centrale dans la plupart des pays développés. La méritocratie serait la cause principale des maux de la société américaine. Elle serait la source de la montée du populisme et du nativisme.
Car derrière la valeur du mérite se cache celle du travail et le travail aujourd’hui ne permet une vie décente ni à la classe moyenne, qui en manque, ni à l’élite économique qui y sacrifie tout. Ainsi, pour l’auteur, la principale source d’injustice n’est pas tant dans le fait de détenir un capital (Marx et Piketty) que dans l’aliénation du travail.
La focalisation sur le travail plutôt que sur le capital est la partie la plus intéressante du livre. Alors que l’élite aristocratique tirait son revenu de ses rentes en capital et son statut de sa capacité justement à en vivre et à mener une vie oisive, les individus dans le système méritocratique dépendent presque exclusivement de leur capital humain. Dans le système méritocratique, le travail est la source principale de revenu et gage de statut. Il génère des revenus et rétributions en fonction de l’ardeur déployée, c’est-à-dire en fonction du mérite. Ainsi, l’élite économique ne volerait pas ses privilèges puisqu’elle travaille avec une ardeur forcenée. C’est sans doute pour cette raison que Mark Zuckerberg, et d’autres, font le choix de « déshériter » leurs enfants sans craindre leur déclassement. Ils pensent que leur richesse future dépendra avant tout de leur capital humain et de leur capacité à l’exploiter.
Cette exploitation, surexploitation ou sous-utilisation du capital humain est au cœur de l’imposture de la méritocratie. Elle ne produrait aucun gagnant. Ainsi, l’élite économique riche doit en permanence capturer et recapturer ses privilèges. Faute d’un capital permettant de vivre oisivement de ses rentes, le mérite exige de déployer des efforts colossaux dès le plus jeune âge, voire tout sacrifier au travail. L’auteur évalue à 10 millions de dollars le surplus qu’un couple de l’élite investit dans la scolarité et la formation de son enfant. Cours particuliers à 600$ de l’heure, frais de scolarités exorbitants dans des écoles puis des universités sélectives, activités extrascolaires de pointe, l’investissement peut même, dans certains cas, conduire à enfreindre la loi. Dans le cadre de son procès, l’actrice Felicity Huffman (Desperate Housewives) a reconnu avoir payé des pots-de vins pour falsifier les résultats de sa fille afin de faciliter son accès dans des universités prestigieuses. La course est impitoyable et l’auteur déplore l’état de cette élite se consumant au travail. Dans sa propre université, une enquête a montré que 70% des personnes interrogées ont expérimenté une forme d’épuisement mentale (anxiété, dépression, insomnie, panique). L’aliénation et la surexploitation de son capital humain serait le prix à payer par l’élite pour justifier son pouvoir, ses revenus et ses privilèges.
Or, cette caste se reproduirait de génération en génération. Comme pour l’élite aristocratique qui l’a précédée, le système favoriserait toujours les plus riches au détriment des autres. L’organisation de notre marché du travail s’en trouverait profondément bouleversée. Les compétences des travailleurs en haut de la hiérarchie – qu’il qualifie de super ordinaires – alimentent des innovations technologiques dans les domaines de la finance, du droit, du management. Ces compétences serviraient les intérêts de cette élite au détriment de la classe moyenne dont les compétences moins qualifiées sont progressivement exclues du marché.
L’exclusion de la classe moyenne avec la disparition progressive des emplois intermédiaires est aussi bien qualitative que quantitative. La classe moyenne serait conduite à une oisiveté forcée en même temps que les innovations technologiques videraient le contenu des emplois d’un usage quelconque de jugement personnel et donc de possibilité d’apprendre. Si la grande pauvreté, nous dit l’auteur a pu être éradiquée, la classe moyenne serait en déclin, tandis qu’une élite économique minoritaire s’enrichirait de plus en plus tout en étant proche de l’épuisement complet.
Pour Markovits, la lutte n’est donc plus entre ceux qui détiennent du capital et ceux qui travaillent, mais au sein des travailleurs eux-mêmes. Elle sépare de façon irréconciliable les très riches, qui travaillent beaucoup, des moins riches cantonnés dans des emplois moins rémunérateurs et moins intéressants. Ces deux classes n’ont plus rien en commun. Leurs valeurs, comportements et lieux de vie les opposent.
La méritocratie serait dangereuse parce qu’elle divise la société en classes aux intérêts étrangers et irréconciliables. Elle saperait les bases de la démocratie, dont les valeurs de justice et d’égalité seraient antinomiques avec celles de la méritocratie. Pour sauver la démocratie, il faudrait renoncer à la méritocratie.
Pour Markovits, la seule manière de résoudre le problème, c’est de cesser d’idolâtrer la valeur mérite en cessant de favoriser fiscalement les universités d’élite à moins qu’elles ne soient plus ouvertes et inclusives et en soutenant fiscalement le travail de ceux qui en souffrent le plus, à savoir les emplois moyennement qualifiés. Ces préconisations ne représentent qu’une tout petite partie de l’ouvrage et laissent sur sa faim ce qui n’empêche pas The Meritocracy Trap d’être une lecture stimulante. L’auteur y décrit les excès de la méritocratie et met le doigt sur des problèmes concrets, comme le surinvestissement dans l’éducation décrié également par l’économiste Bryan Caplan dans The Case Against Education (objet d’une recension dans Phébé).
Plus qu’une imposture, la méritocratie est sans doute devenue un mythe avec ses institutions qui ne favorisent que certaines formes de mérites : l’intelligence cognitive et le conformisme. Ces aspects ne sont pas traités dans le livre et passent à côté du remède le plus efficace, celui d’introduire de la diversité dans les apprentissages plus que dans les élèves. Cela pose la question fondamentale et difficile à traiter du bien-fondé du quasi-monopole du système scolaire dans la sélection et l’octroi des avantages. On ne peut s’empêcher de penser qu’un brin de concurrence dans ce domaine ferait le plus grand bien.
L’auteur
Daniel Markovits est professeur de droit à la Yale School of Law. Ses travaux de recherche portent notamment sur les fondations philosophiques du droit privé, la philosophie morale et politique ainsi que sur l’économie comportementale.
Pour aller plus loin
« Surmonter l’imposture méritocratique, » Xerfi Canal, interview menée par Adrien de Tricornot, 16/09/19 disponible ici.
« Fraude à l’université : Felicity Huffman, l’ex-actrice de « Desperate Housewives », condamnée à 14 jours de prison », LCI, 14 septembre 2019 disponible ici.
Agatstein, Jessie et al., « Falling Through the Cracks: A Report on Mental Health at Yale Law School », Yale Law School Mental Health Alliance, Yale Law School, 2014.
Bryan Caplan, The Case Against Education Why the Education System Is a Waste of Time and Money, Princeton University Press, 2018. Analyse dans la revue Phébé disponible ici.
Lire « Daniel Markovits: le piège de la méritocratie » sur le site du magazine Phébé (sur abonnement). Il s’agit d’une recension du livre The Meritocracy Trap: How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite par Daniel Markovits (Penguin Press, sept. 2019).
Cécile Philippe contribue régulièrement à la revue internationale d’idées de langue française Phébé. Il s’agit d’un magazine du journal Le Point qui vise à éclairer. Dans la mythologie grecque, Phébé (« la brillante ») était la Titanide de la lumière. Phébé offre un panorama unique de la pensée mondiale. Phébé est alimentée par un réseau de correspondants sur les cinq continents. Leur rôle est d’identifier les publications universitaires les plus originales – livres, articles, rapports de think tanks, conférences – et de les restituer dans des articles accessibles pour le public éclairé. Laetitia Strauch-Bonart, basée à Londres, en assure la coordination éditoriale.