AilleursArticles d'intérêt

Phébé – Pourquoi il ne faut pas confondre l’élite et les super-riches

Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée le 28 octobre 2019 dans la revue Phébé.

La polémique, suscitée lors de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame au sujet des millions de dons des grandes fortunes françaises, a été l’occasion pour moi de découvrir le travail de Rainer Zitelmann. En effet, cet ancien maoïste-marxiste allemand aux multiples facettes (historien, sociologue, entrepreneur) a développé au cours de dernières années une expertise sur les riches.

En 2016, il en a fait le sujet de son doctorat en sociologie. Sa thèse, publiée dans un livre intitulé The Wealth Elite, est le résultat d’une enquête qualitative réalisée auprès de 45 ultra-riches allemands. Elle dissèque les spécificités de cette minorité mal connue et offre une réflexion bienvenue sur les notions de richesse et d’élite. Si l’élite est en général riche, les individus qui la composent sont issus de deux processus de sélection différents qui leur confèrent du coup des caractéristiques différentes.

Comme toute bonne thèse, elle offre un panorama étendu de la littérature existante sur le sujet étudié. On découvre ainsi qu’il existe une quantité importante de papiers sur la richesse qui, souvent, traite les riches comme des membres de l’élite. Or, les deux groupes ne décrivent pas forcément les mêmes personnes même si effectivement elles sont toutes passées par un processus de sélection. Le groupe auquel s’intéresse l’auteur est celui des super-riches. Or, dans leur très grande majorité, ce sont des entrepreneurs qui ont passé avec brio le test de sélection du marché mais qui n’ont pas forcément – comme on l’attribue souvent aux membres de l’élite – d’impact sur les processus de décision politiques au sein de la société. Ils ne cherchent d’ailleurs pas forcément à les influer.

Comme l’explique Zitelmann, l’élite comprend deux sous-catégories. La première – l’élite économique – est composée principalement des CEO des grandes entreprises. En général, compte tenu de la taille de leur entreprise, ils sont en mesure d’exercer une influence sur le processus politique national ou municipal. La seconde – l’élite riche – est constituée des personnes les plus riches de la société qui sont pour la plupart des entrepreneurs/investisseurs. Selon une étude réalisée en 2014 par le sociologue Wolfgang Lauterbach, les entrepreneurs représentent 98% des personnes les plus riches en Allemagne et 95,2% des 100 personnes les plus riches dans le monde.

Cette élite riche reste méconnue, à la différence de l’élite économique, qui est l’objet de la plupart des études portant sur les riches. Parce qu’elle est principalement composée d’entrepreneurs, l’auteur s’inspire de la littérature économique abondante dans ce domaine : Werner Sombart qui distingue entre le conquérant, l’organisateur, le négociant ; Joseph Schumpeter qui insiste sur le créateur-destructeur et Israel Kirzner qui voit en l’entrepreneur un coordinateur. Il recourt aussi aux résultats de l’économie comportementale et des théories de l’apprentissage.

L’enquête qualitative de Zitelmann porte sur 45 personnes dont les actifs nets sont d’au moins 10 millions d’euros. Ils sont à 64% issus de la classe moyenne, à 21% de familles pauvres et à 15% de familles riches. Ce fait, à lui seul, est intéressant en ce qu’il distingue ce groupe de celui des dirigeants des très grandes entreprises qui sont pour la plupart issus de la bourgeoisie et qui ont surperformés dans le système scolaire. Dans le cas des 45 personnes interrogées, la majorité a fait des études supérieures mais seulement 9 d’entre eux disent avoir brillé par leurs résultats dans le système éducatif. Un tiers n’a pas fait d’études supérieures.

Passage obligé, l’éducation scolaire ne semble pas avoir de corrélation forte avec le succès entrepreneurial. D’autres critères semblent plus importants comme un optimisme extrême, largement supérieur à celui constaté au sein de la population allemande en général. En son sein, 51 à 57% des personnes se disent optimistes alors qu’ils sont 95% à se définir comme super optimistes dans l’échantillon de Zitelmann. Cet optimisme est associé à un sentiment « d’auto-efficacité » élevé. Ce concept de la théorie cognitive sociale a été développé par Albert Bandura. C’est la perception qu’ont ces individus de leur capacité à trouver des solutions aux problèmes qu’ils auront nécessairement à résoudre.

Ils se confrontent, effectivement, à nombre de problèmes dans la mesure où ils prennent davantage de risques que la moyenne de la population. Ils en sont conscients même s’ils ont tendance à sous-évaluer le risque qu’il y a, pour certains d’entre eux, à investir l’essentiel de leur fortune dans leur entreprise plutôt que de protéger leurs actifs en diversifiant leurs investissements.

Un autre trait saillant de ce groupe est la capacité d’action que ses membres déploient lors d’échecs ou de crises. Plutôt que de s’apitoyer sur eux-mêmes ou de chercher un responsable, les crises ou les échecs sont, au contraire, vécus comme des défis grâce auxquels ils disent avoir progressé. Cette attitude face à l’échec est liée à un sentiment de responsabilité qu’ils cultivent de façon systématique dans la gestion de leurs affaires.

Autre élément intéressant, souligné dans la littérature et propre à ce groupe, c’est que leur processus de décision est plus intuitif qu’analytique, à la différence de ce qu’on constate au sein de la population allemande revendiquant une prise de décision analytique. Zitelmann porte une attention particulière à cet aspect en commentant les apports théoriques de nombreux auteurs comme ceux du psychologue Gerd Gigerenzer. Ce dernier développe une analyse des heuristiques comme moyen de décision, non conscient mais efficace, pour répondre aux enjeux complexes en situation d’information incomplète. Les entrepreneurs feraient un usage important de ces heuristiques ou intuitions, résultat d’une accumulation d’expériences commencées très tôt.

Ces expériences précoces semblent jouer un rôle prédominant dans le succès entrepreneurial. Vingt-trois des 45 personnes interrogées ont participé à des compétitions sportives de haut niveau. Elles sont nombreuses à dire que cela les a profondément façonnées en leur donnant des compétences qui leur ont ensuite servi dans leur vie professionnelle. Outre la capacité d’endurer les victoires et les échecs, de se mesurer aux autres, de tolérer la frustration, la pratique d’un sport de haut niveau permettant d’acquérir une vision réaliste de ses propres capacités. La pratique d’une activité entrepreneuriale dès le plus jeune âge est aussi typique de ce groupe.

Avant de conclure, soulignons aussi les compétences commerciales incontournables des ultra-riches. Ce trait de caractère, souvent sous-évalué, est au cœur de la réussite des membres de ce groupe. Ils sont des vendeurs hors norme vis-à-vis de leurs partenaires : clients, fournisseurs, employés, etc. D’ailleurs, pour nombre d’entre eux, le processus de vente s’autoalimente des refus qu’il s’agit de transformer en réponses positives, un défi particulièrement attrayant pour ces ultra-riches qui ont réussi.

Bien sûr ces qualités n’expliquent pas tout. On retrouve aussi l’excès d’optimisme et la propension à la prise de risque chez des entrepreneurs ayant échoué. Il serait donc utile, comme le souligne l’auteur, d’étudier les échecs comme les réussites pour mieux cerner ce qui explique la richesse financière. Par ailleurs, il serait intéressant de comparer cette élite riche à l’élite économique, déterminant la proportion des ultra-riches versus celle des cadres dirigeants au sein de la population et évaluant leurs richesses respectives. La mobilité sociale au sein de ces deux groupes n’est a priori pas la même et cela apporterait un éclairage sur les inégalités sociales. Même sans ces raffinements, le travail de Rainer Zitelmann constitue une étape significative dans une meilleure compréhension des ultra-riches. Il ne reste plus qu’à souhaiter une traduction rapide en français ou en anglais de son étude plus récente sur les causes de la détestation des riches.

L’auteur

Rainer Zitelmann détient deux doctorats. L’un en histoire et l’autre en sociologie, il est aussi un entrepreneur dans l’immobilier. Depuis plusieurs années, il s’intéresse à la minorité des ultra-riches qui à la différence de nombreuses autres minorités n’a pas fait l’objet – selon lui – d’études suffisamment approfondies.

Pour aller plus loin

Lauterbach, Wolfgang, “Reiche Parallelwelten? Soziale Mobilität in Deutschland bei Wholhabenden and Reichen,” in Reichtum, Philantropie and Zivilgesellschaft, edité par Wolfgang Lauterbach, Michael Hartmann, et Miriam Ströing, Springer VS, Wiesbaden 2014.

Sombart, Werner, The Quintessence of Capitalism: A Study of the History and Psychology of the Modern Business Man, T. Fisher Unwin, Ltd., 2015.

Schumpeter, Joseph, Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung, 1911.

Kirzner, Israel, Competition and Entrepreneurship, The University of Chicago Press, Chicago, 1973.

Bandura, Albert, Auto-efficacité : Le sentiment d’efficacité personnelle, De Boeck, Paris, 2007.

Gigerenzer, Gerd, Gut Feelings : The Intelligence of the Unconscious, Viking Pengouin, New-York, 2007.

Lire « Pourquoi il ne faut pas confondre l’élite et les super-riches » sur le site du magazine Phébé (sur abonnement). Il s’agit d’une recension du livre The Wealth Elite, de l’auteur Rainer Zitelmann (LID Publishing, juillet 2018).

Cécile Philippe contribue régulièrement à la revue internationale d’idées de langue française Phébé. Il s’agit d’un magazine du journal Le Point qui vise à éclairer. Dans la mythologie grecque, Phébé (« la brillante ») était la Titanide de la lumière. Phébé offre un panorama unique de la pensée mondiale. Phébé est alimentée par un réseau de correspondants sur les cinq continents. Leur rôle est d’identifier les publications universitaires les plus originales – livres, articles, rapports de think tanks, conférences – et de les restituer dans des articles accessibles pour le public éclairé. Laetitia Strauch-Bonart, basée à Londres, en assure la coordination éditoriale.

Cécile Philippe

Voir tous les articles de la présidente de l'IEM

Vous pourrez aussi aimer

Bouton retour en haut de la page