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Phébé – L’intolérance des tolérants, ou la tyrannie du groupe

Article de Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publié le 29 novembre 2017 dans le n°20 de la Revue Phébé (Génération Y: la poussette avant la bague au doigt), puis republié dans le numéro de fin d’année du 24 décembre 2017. Il s’agit d’une critique de Are the ethnically tolerant free of discrimination, prejudice and political intolerance?, une publication du European Journal of Social Psychology.

Au cours des dernières années, les campus américains sont devenus le théâtre d’un activisme étudiant visant à promouvoir la tolérance, la diversité et l’intégration sociale. Or, à plusieurs reprises, cet activisme a conduit à des actes d’intolérance ou de censure en opposition – semble-t-il – avec l’objectif affiché de tolérance. Ainsi, l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Price renonça en 2014 à intervenir sur le campus de l’université Rutgers à la suite de manifestations. La même année et pour les mêmes raisons, l’actuelle directrice du Fond monétaire international, Christine Lagarde, renonçait à donner un discours lors de la cérémonie de remise des diplômes au Smith College. Ces événements et de nombreux autres ont conduit les chercheurs Bizumic, Kenny, Iyer, Tanuwira, et Huxley à se demander si des personnes tolérantes sur le plan ethnique pouvaient se montrer intolérantes à l’égard de ceux et celles qui ne partageaient par leur point de vue. Leur conclusion est sans appel : c’est possible et cela confirme d’autres travaux qui vont dans le même sens.

Pour ceux qui ont fréquenté les campus universitaires français, la chose peut sembler évidente. Il n’en demeure pas moins que ce travail publié dans le European Journal of Social Psychology est intéressant car il élargit le champ des perspectives en psychologie sociale, il confirme les enseignements de l’approche par l’identité sociale (Henri Tajfel et John Turner) qui s’articule autour de la notion d’appartenance au groupe, susceptible de créer des attitudes négatives à l’égard de groupes perçus comme différents sur des valeurs considérées comme essentielles.

En psychologie sociale, la tolérance est le plus souvent exclusivement considérée comme le fait de ne pas faire de différence entre les races ou les croyances religieuses. Une personne tolérante est non seulement celle qui tolère l’Autre mais plus encore qui l’accepte. D’où parfois, la croyance qu’une personne tolérante sur le plan ethnique serait immunisée contre toute forme d’intolérance. Jugeant leurs semblables sur la base de leurs caractéristiques individuelles, les personnes tolérantes sur le plan racial ne sauraient être concernées par les questions de discrimination, préjugés ou se montrer intolérantes à l’égard des membres d’un groupe considéré comme différent du leur. C’est cette hypothèse que les auteurs ont voulu tester dans le cadre de 4 études distinctes. En l’infirmant, ils nous invitent à revisiter la frontière entre comportements tolérants et intolérants.

Sur la base d’échantillons allant de 188 à 522 personnes et au moyen notamment de questionnaires et analyses statistiques, les 5 auteurs parviennent à montrer plusieurs choses. En premier, ils identifient que ceux qui ont tendance à penser que toutes les cultures se valent, sont non seulement intolérantes à l’égard de ceux qui pensent le contraire mais elles le sont aussi à l’égard des personnes qui les expriment. En aucun cas, ils ne les voudraient comme compagnon ou voisin. Ensuite, dans une 2ème étude, ils montrent que cette intolérance conduit à la volonté de censurer ces personnes pensant différemment. Dans une 3ème étude, ils précisent que le fait d’être tolérant sur le plan ethnique tout en montrant de l’intolérance à l’égard de ceux qui ne partagent pas cet idéal, ne s’explique pas par les différences de valeurs entre partis politiques. Enfin, dans leur 4ème étude, ils valident l’importance de l’approche par l’identité sociale qui veut que lorsque les idées, les croyances et les valeurs profondes de la personne tolérante sur le plan ethnique, sont contestées par les membres d’un groupe perçu comme différent, elle se sent le droit de limiter leur liberté d’expression. Cette notion de groupe semble jouer un rôle moteur dans le sentiment que des attitudes et des comportements discriminants seraient justifiés à l’égard des personnes jugées ethnocentristes, celles qui montrent une préférence à l’égard de leur propre culture.

Ces travaux contribuent donc à l’idée que le sentiment d’appartenance à un groupe joue un rôle important dans le phénomène d’intolérance. Les auteurs considèrent que l’on a affaire à des processus cognitifs sociaux généraux selon lesquels dès lors qu’une distinction est faite entre « mon » groupe et « l’autre » groupe sur des valeurs jugées fondamentales, des comportements discriminants et intolérants peuvent émerger.

Au final, l’intérêt de ces études est d’avoir mesuré sur un échantillon important de personnes (1258 au total) un phénomène finalement assez intuitif, à savoir que la tolérance et l’intolérance chez un individu recouvrent de multiples facettes. La définition retenue en psychologie sociale a en cela sans douté brouillé les pistes en décrétant que la tolérance d’une personne pouvait s’évaluer exclusivement à l’aune de l’acception de la race et de la religion de l’autre. De fait, il est possible d’être tolérant sur ces aspects tout en étant intolérant sur d’autres aspects, au point que peut se poser la question du statut de la liberté d’expression comme valeur fondamentale de nos démocraties.

Les auteurs

Boris Bizumic est chercheur et enseignant en psychologie à l’ANU (Université nationale australienne).

Amanda Kenny est professeure en sciences infirmières rurales et régionales à l’université de la Trobe (Australie).

Ravi Iyert est data scientist en chef chez Ranker.com et docteur en psychologie sociale.

Juliet Tanuwira

Elizabeth Huxley est psychologue et chercheuse à l’université de Wollongong (Australie). »

Pour aller plus loin

« What college kids don’t want to hear », Los Angeles Times, 19 mai 2014.

Kristina Sguelglia, « Condoleezza Rice declines to speak at Rutgers after student protests », CNN, 5 mai 2014.

Amélie Mummendey et Michael Wenzel, « Social Discrimination and Tolerance in Intergroup Relations : Reactions to Intergroup Difference », Personality and Social Psychology Review, 1999 vol.3, n°2, 158-174.

Jonathan Haidt, The Righteous Mind Why Good People are Divided by Politics and Religion, Penguin Books, 2013.

Cécile Philippe

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