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La taxation française des services numériques, un cas d’école de démagogie fiscale

Article publié dans le Bulletin trimestriel de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS) n°167 d’avril 2019.

Depuis 2017, les autorités françaises défendent la mise en place d’une taxe GAFA censée corriger une « injustice » fiscale. Si l’on se fie aux déclarations officielles, les grands acteurs américains du numérique bénéficieraient d’une fiscalité particulièrement avantageuse, avec 14 points de fiscalité en moins que les entreprises traditionnelles françaises ou européennes. Pourtant, l’analyse fiscale montre que ceux-ci s’acquittent déjà d’impôts significatifs. Et l’analyse économique atteste que la création d’un nouvel impôt sur le numérique risque de se retourner contre notre écosystème.

Le narratif, corriger une injustice fiscale de 14 points

La France déploie d’intenses efforts depuis 2017 pour mettre en place une taxation des « géants du numérique » au niveau européen et, à défaut, au niveau national. C’est une revendication de Bruno Le Maire, Ministre de l’économie et des finances depuis mai 2017.

Depuis sa nomination, le Ministre ne manque aucune occasion de mettre en avant cet objectif dont il a fait son cheval de bataille. Son idée est de s’assurer que « les GAFA paient leurs impôts au niveau approprié »[1]. Selon lui, la mise en place d’une taxation spécifique « est une question de justice »[2]. Il s’agirait de « refuser que les géants du numérique aient un niveau de taxation en Europe de 14 points inférieur aux autres compagnies et aux autres entreprises manufacturières »[3]. Le même argument est décliné au niveau hexagonal, toujours pour corriger un différentiel d’imposition supposé de 14 points : « Personne ne peut accepter que les géants du numérique soient taxés 14 points de moins que les entreprises françaises, en particulier que nos PME »[4]. D’où l’utilité d’« une taxe nationale qui nous permettra de remédier à cette injustice »[5].

D’un point de vue politique, l’approche du Ministre de l’économie et des finances est assez audacieuse. Issu d’un courant censé être « pro business », Bruno Le Maire reprend des thèmes chers à ses opposants d’hier. Durant des décennies, une partie de la classe politique française a multiplié les attaques à l’encontre des multinationales en général, et des multinationales américaines en particulier. Si cette opposition avait décliné dans les années 1990, elle a repris de l’ampleur dans la période récente. Les organisations non gouvernementales sont de plus en plus actives dans le débat public. Elles ont repris ce combat au nom de la lutte contre la mondialisation et les inégalités qui en découleraient.

Du point de vue des finances publiques, l’approche de Bruno Le Maire peut aussi apparaître ingénieuse. La France est devenue au fil des années un des pays les plus fiscalisés du monde. Les recettes publiques représentent 54 % du PIB en 2017. Ce niveau, hors norme, n’existe que dans des pays pétroliers dont les recettes ne risquent pas de se tarir sous l’effet de la pression fiscale. Derrière le Koweït, avec des recettes publiques représentant 57 % du PIB, la France est n°2 mondial, devant la Norvège et la Libye. On sait que ces recettes publiques ne sont pas suffisantes pour équilibrer les comptes publics. En France, le dernier équilibre des administrations publiques remonte à 1974. A l’époque, les recettes comme les dépenses publiques représentaient 40% du PIB. Depuis, les dépenses ont augmenté de 17 points et les recettes de 14 points. La dette a été multipliée par 6 en termes relatifs en moins d’un demi-siècle, de 15 % du PIB en 1974 à 99 % en 2017. L’Etat français, incapable d’équilibrer ses budgets, est toujours à la recherche de recettes supplémentaire. Il fait preuve d’une très grande créativité fiscale, avec des démarches de moins en moins bien accueillies par les entrepreneurs et les contribuables. Dans ce contexte, la création d’un impôt sur les acteurs du numérique n’assumant pas leur « juste part » d’impôt peut apparaître légitime et pragmatique : « L’argent, il est chez les géants du numérique qui font des profits considérables grâce aux consommateurs français, grâce au marché français, et qui paient 14 points d’imposition en moins que les autres entreprises, que les PME, que les TPE, que l’industrie française »[6].

Lors des débats sur le projet de loi de finances pour 2019, Bruno Le Maire annonçait taxer, dès cette année, les revenus tirés de la publicité, des frais d’intermédiation réalisés par les market places ou de la revente des données personnelles des utilisateurs à des fins de publicité. Un impôt à 3% sur ces chiffres d’affaires est censé être mis en place à compter du 1er janvier 2019. Il devrait rapporter un montant évalué par le Ministre à 400 millions d’euros. Si cette somme ne représente que 0,03 % des recettes publiques françaises[7], elle revêt une importance conjoncturelle particulière. Les pouvoirs publics avaient prévu de voter un budget en déficit de 99 milliards au titre de l’Etat pour 2019, ce qui représentait une impasse budgétaire équivalent à 67 jours de dépenses[8]. Pour tenter de limiter la grogne des « gilets jaunes », ils ont annoncé de nouvelles dépenses portant le déficit prévisionnel à 108 milliards pour 2019, d’où l’intérêt de rentrées fiscales compensant cette dérive.

Selon la communication officielle, « aucun particulier et aucun utilisateur de services ne seront concernés » par cette taxe. Elle ne touchera que « les très grandes entreprises qui font un chiffre d’affaires mondial sur leurs activités numériques de 750 millions d’euros au niveau mondial et un chiffre d’affaires en France de plus de 25 millions d’euros »[9]. D’où le manque de réaction à ce stade de la part de l’opinion publique, même s’il est probable qu’une partie des Français n’est pas dupe[10].

La réalité : les GAFA paient des impôts comme les autres grandes entreprises

Les ordres de grandeur véhiculés par les autorités française sont contredits par les analyses théoriques ou pratiques.

S’agissant de l’analyse théorique des différences de fiscalité, les simulations de référence sont celles de PwC et ZEW selon la Commission européenne. A l’opposé du discours officiel français, ces travaux montrent que la fiscalité américaine n’était pas particulièrement avantageuse et que les distorsions de fiscalité relevaient de choix européens.

Selon PwC et ZEW, des acteurs de type « GAFA » ayant des dépenses significatives de recherche, développement et innovation supportaient en théorie 22,8 % d’impôts sur les bénéfices en Californie, contre 12,4 % en France et 8,9 % en moyenne dans l’UE en 2017. L’essentiel des différences de traitement fiscal, loin de relever de la concurrence internationale, découlait de mesures nationales adoptées par les pays européens pour moduler la fiscalité entre entreprises en fonction de leurs dépenses de recherche, développement et d’innovation. Comme le mettent en avant PwC et ZEW, ces simulations, construites à partir de cas types, n’attestent pas d’un déséquilibre fiscal en faveur des entreprises digitales[11].

Ajoutons que l’analyse de PwC et ZEW montrait clairement que la France était le pire pays où localiser une activité « traditionnelle » n’ayant pas besoin de recherche, développement et d’innovation. Avec 38 % de fiscalité contre 21 % pour la moyenne de l’UE, la France était dernière des 28 pays de l’UE.

D’un point de vue pratique, nous avons cherché à savoir si les données réelles attestaient d’une fiscalité plus clémente en faveur des GAFA. Pour ce faire, nous avons analysé les résultats annuels des 4 grands acteurs américains via leur 10K-form, publiés sous le contrôle de la U.S. Securities and Exchange Commission. Ils montrent que Google, Apple, Facebook et Amazon, loin d’échapper à l’impôt, sont significativement fiscalisés, avec 24 % d’impôt payé ou provisionné sur les 5 et 10 dernières années.

Ce taux est supérieur à la moyenne de l’OCDE. Selon les fiscalistes de cette organisation, le taux d’imposition effectif moyen était en effet de 20,5 % tous pays et secteurs d’activités confondus en 2017[12].

Le taux d’imposition des GAFA est aussi comparable à celui des grandes entreprises européennes. Nous avons analysé les taux d’imposition effectifs des entreprises figurant dans l’indice Euro Stoxx 50, représentatif de la zone euro, ou dans l’indice Stoxx Europe 50, représentatif de l’Europe dans sa globalité. Sur les 5 dernières années, les GAFA ont eu 1 point de fiscalité en plus que ces grandes entreprises. Sur les 10 dernières années, ils ont supporté 2 points de moins de fiscalité.

Les projections de PwC et ZEW, comme les données collectées par l’Institut économique Molinari, contredisent donc les éléments de langage français. Les grands acteurs du numérique américains n’ont pas une fiscalité dérogatoire. Si la fiscalité des TPE et PME française est plus élevée, c’est en raison des choix fiscaux français, pénalisant particulièrement les entreprises n’ayant pas d’ouverture internationale. Mettre en place un nouvel impôt ne permettra pas de gommer ces réalités, bien au contraire.

Un nouvel impôt générateur d’effets pervers

Partant d’un constat erroné, la nouvelle taxe numérique française contient, par ailleurs, un condensé d’effet pervers.

Comme toutes les taxes assises sur les chiffres d’affaires, elle est tout d’abord éminemment distorsive. Calculée en amont des bénéfices, elle défavorisera particulièrement les activités à taux de marges faibles. Le niveau de taxation du chiffre d’affaires prévu par la France est loin d’être anodin. Ainsi, 20 % des grandes entreprises composant les indices Euro Stoxx 50 ou Stoxx Europe 50 auraient vu leur résultat avant impôt sur les sociétés amputé de 50 % ou plus si une telle taxe avait été mise en œuvre sur leur chiffre d’affaires. De même, le taux de marge moyen monde d’Amazon était de 2,6 % sur les 10 dernières années. Si une taxe de 3 % sur la totalité de son chiffre d’affaires avait été mise en place, le bénéfice de cet acteur du numérique aurait été réduit à néant. Fort heureusement, toutes les activités des grandes entreprises digitales ne sont pas inclues dans le périmètre de la taxe française, mais cette taxe introduira des distorsions entre acteurs. Alors que les grands opérateurs type GAFA n’auront qu’une partie de leurs activités dans le périmètre de la taxe française, ce ne sera pas le cas des pure players européens ou Français. Des entreprises comme Critéo ou Le Bon Coin, avec l’essentiel de leur activité dans le périmètre de la taxe française, seront proportionnellement bien plus touchées que les acteurs américains.

La théorie de l’incidence fiscale montre aussi que la taxe retombera in fine, d’une façon ou d’une autre, sur des personnes physiques. Il existe un très large consensus, de Pascal Salin[13] à Atkinson et Stigliz[14], pour souligner qu’in fine la fiscalité sur les personnes morales est économiquement supportée par des personnes physiques, salariés, actionnaires ou consommateurs. Les grands acteurs américains du numérique, ayant pris de l’avance, devraient être à même de reporter le coût économique de la taxe sur d’autres acteurs, et notamment sur leurs partenaires commerciaux ou les consommateurs français. Les entreprises partenaires des GAFA, par exemple les PME françaises distribuant leurs produits sur les market place ou faisant de la publicité ciblée, chercheront à transférer elles aussi la charge de cette taxe sur leurs consommateurs dans la mesure de leurs capacités. Si elles n’arrivent pas à le faire, elles seront contraintes de reporter la taxe sur leurs actionnaires ou leurs salariés.

Contrairement aux déclarations du ministre français, ce projet ne permettra pas d’augmenter la fiscalité sur les grandes entreprises américaines. Il contribuera à accroitre par ricochet la fiscalité sur les acteurs nationaux, déjà particulièrement touchés. L’étude d’impact gouvernementale est laconique sur ce point crucial, alors qu’un travail de Taj montre que les consommateurs et les entreprises locales seront les premiers perdants[15].

Il est à craindre que la taxe française pénalise avant tout les acteurs numériques français ou européens (Blablacar, Criteo, Le Bon Coin, Se Loger, Spotify, SoLocal…) n’étant pas à même de reporter la taxe sur d’autres acteurs. A l’opposé du discours insistant sur l’importance de l’émergence d’un numérique européen, la taxe française pourrait complexifier la donne pour les européens et favoriser indirectement les grands groupes américains en place. Elle contribuerait à renforcer la concentration et la dépendance vis à-vis d’entreprises étrangères, dans un domaine en plein essor. Cette nouvelle taxe est aussi porteuse de risques pour les acteurs « traditionnels » ayant besoin de faire une mutation numérique pour garder un contact direct avec leurs clients. La frontière entre ancienne et nouvelle économie s’estompe avec la montée en puissance du digital dans tous les domaines. Les entreprises classiques ont, en effet, intérêt à se transformer en « plateformes ». Dans ce contexte, la taxe sur le service numérique risque de rattraper tôt ou tard les entreprises européennes.

La taxe numérique française présente donc de multiples inconvénients. En s’appuyant sur une couche de fiscalité en amont du résultat, elle fait peser une hypothèque sur le développement d’acteurs digitaux européens, risque d’affaiblir la concurrence et, in fine, de pénaliser l’économie et les consommateurs français et européens. Tous ces éléments militeraient pour que cette démarche soit abandonnée.

Notes

[1] cité par GATTEGNO Hervé (2018), « Fiscalité des GAFA : Bruno Le Maire annonce une directive européenne à venir », Le Journal du Dimanche, 3 mars 2018.
[2] Discours au 5ème Sommet de l’Economie « Réconcilier les deux France », Paris, Jeudi 6 décembre 2018.
[3] Discours, Bercy, Vendredi 16 novembre 2018.
[4] Le Journal du dimanche, 19 janvier.
[5] Discours 2ème lecture PLF, Assemblée Nationale, 17 décembre 2018.
[6] Télématin, Les 4 vérités, jeudi 6 décembre 2018 à 7h37.
[7] Le gouvernement table sur 500 millions d’euros de recettes brutes, soit 0,04 % des 1 232 660 millions d’euros de recettes constatée en 2017. Mais cette taxe, prélevée en amont des résultats, comprimera les résultats avant impôt et donc les recettes d’impôt sur les sociétés. D’où des chiffrages de gains nets autour de 400 millions d’euros, représentant 0,03 % des recettes publiques constatées en 2017.
[8] MARQUES Nicolas et PHILIPPE Cécile (2018), « Le jour où les Etats de l’Union européenne ont dépensé toutes leurs recettes annuelles », Institut économique Molinari, novembre 2018.
[9] Le Parisien, 3 mars 2019.
[10] Si 64% des français sont favorables à la taxe GAFA, 67% considèrent qu’elle fera augmenter les prix des biens et services des entreprises concernées, 51 % considèrent qu’appeler « taxe GAFA » une taxe sur les entreprises du numérique est démagogique, 48 % pensent que la taxe portera atteinte à la capacité d’innovation des entreprises en France, 48 % pensent que la taxe portera atteinte à l’emploi en France et 47 % qu’elle empêchera l’émergence de concurrents sérieux aux grands acteurs internationaux. LEVY Jean-Daniel (2019), Les Français et la taxe sur les entreprises du numérique, Harris interactive, 6 mars 2019.
[11] PwC (2018) Understanding the ZEW-PwC Report, “Digital Tax Index, 2017” ou SCHICKLER, Jack (2018), EU Study’s Author Doubts Digital Transactions Undertaxed, Law360, 6 mars 2018.
[12] OCDE (2019), Statistiques de l’impôt sur les sociétés, Première édition, page 17.
[13] SALIN Pascal (2014), La tyrannie fiscale, Odile Jacob, 331 pages.
[14] ATKINSON A. et STIGLITZ J. (1980). Lecture on Public Economics. McGraw-Hill, 568 pages.
[15] Ils supporteraient environ 55 % de la charge fiscale totale, 40 % par absorbé par les entreprises utilisant les plateformes numériques et seulement 5 % par les grandes entreprises du numérique. PELLEFIGUE Julien (2018), Taxe sur les services numériques Etude d’impact économique, Taj, 22 mars 2019.​

Nicolas Marques

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