Evénements

De la difficulté d’être libre

Présentation de Cécile Philippe dans le cadre d’une conférence organisée par Image 7, agence de conseil en communication, le 14 juin 2018.

Nous ne sommes évidemment pas les premiers à se poser cette question. Déjà, Etienne de la Boétie dans Discours de la Servitude volontaire se la posait. Marx se la pose aussi quand il parle d’aliénation. Les biologistes et autres neurologues mènent des débats acharnés sur la question de la liberté et, en particulier du libre arbitre, débats passionnants que je n’évoquerai pas ici en considérant de façon simple pour notre discussion que faire l’hypothèse du libre arbitre pour décrire le comportement des êtres humain est très productif. Il permet d’expliquer nombre de phénomènes, en particulier ceux qui supposent que nous avons des intentions qui peuvent expliquer nos choix. Cela rend le monde intelligible. Nous ne sommes pas un simple amas de cellules qui répond de façon aléatoire, mais il y a des constantes dans nos comportements.

Une des raisons pour laquelle la question mérite d’être de nouveau posée aujourd’hui, c’est parce qu’on voit apparaître des phénomènes nouveaux au sein de nouvelles générations qui laissent penser que la question de l’exercice de la liberté va continuer de poser des défis dans les prochaines années et décennies. Hier, il était interdit d’interdire et aujourd’hui un nouveau mot d’ordre semble être de mise : celui d’interdire de dire ou de faire.

Être libre, c’est être capable d’exercer des choix, être responsable, à savoir assumer les conséquences aussi bien positives que négatives de ses choix. Être libre et responsable, c’est intrinsèquement lié à l’interaction avec les autres. C’est avoir le pouvoir, la possibilité d’exercer ses facultés intellectuelles et physiques dans la limite de l’exercice de celles des autres.

Exercer des choix, ça ne se fait pas dans le vide. Ça se fait effectivement dans un environnement où il y a les Autres et toutes sortes d’artefact, organisations, institutions, etc. On naît dans un environnement particulier (ce que les sociologues appellent des structures sociales) au sein desquelles on apprend plus ou moins bien à être libre, à accumuler des compétences, des connaissances qui vont rendre toutes sortes de choix possibles. Or, le phénomène auquel on assiste et qui prend de l’ampleur est à la fois l’illustration de ce que l’exercice de la liberté s’apprend et le symptôme d’une perte de capacité en la matière de la part d’individus de plus en plus nombreux qui demandent toutes sortes de protections, pas seulement physiques mais mentales.

Nous connaissons tous en France le principe de précaution. Ce fut le sujet de mon premier livre et ce que j’ai découvert depuis lors c’est que ce principe n’est pas tombé de nulle part. Il s’inscrit dans un phénomène plus large qui est celui de la culture de précaution ou culture de protection que d’autres baptisent aujourd’hui de culture de la victimisation. Bradley Campbell et Jason Manning auteurs de The Rise of Victimhood Culture.

Qu’est-ce que c’est que cette culture ?

– Une de ses caractéristiques, c’est la tentation irrésistible de contrôler tout son environnement. Ca ne date pas d’hier. Ce phénomène s’inscrit sans doute dans ce qui a été appelé la révolution scientifique qui cherche à ce que nous soyons de moins en moins soumis aux aléas matériels de nos environnements. C’est positif évidemment mais il y a aussi un côté obscur à la chose, à savoir que nous devenons aussi moins tolérants à ce qui nous résiste, ce qui se révèle impossible à contrôler, notamment les Autres. Ce désir de contrôle introduit donc de la fragilité;

– Cette tentation du contrôle est aussi un mode d’éducation parental de plus en plus courant, en particulier dans les classes moyennes supérieures. Contrôlant et protecteur, on en voit les conséquences sur la nouvelle génération, celle dite de l’Internet (1995-2012) qui remplit aujourd’hui les écoles et universités. Plus que toutes les autres cette génération a été protégée à la fois des souffrances physiques et mentales.

Je vais décrire un peu plus précisément ce dont il s’agit car nous sommes au cœur du sujet de la difficulté d’être libre. Le libre arbitre, on naît peut-être avec mais si on ne l’exerce pas, on est incapable de s’en servir. Or, on observe des pratiques de plus en plus courantes encouragent la « sensiblerie » et la dépendance morale. Le phénomène s’observe dans les universités mais il est aussi présent au primaire et au secondaire. C’est devenu un objet officiel d’attention avec notamment la question du harcèlement. Des auteurs comme le psychologue Jonathan Haidt et Frank Furedi expliquent cela par le fait que les générations actuelles ont eu des enfances très différentes de celles qui les ont précédées, les dernières ayant expérimenté un niveau de supervision, de régulation et de protection sans égal. Cela vient notamment du temps passé à l’école plus important et des nombreuses activités auxquelles les enfants participent et qui sont supervisées par les adultes. Comme le souligne l’expert du jeu chez les mammifères Peter Gray, depuis une bonne soixantaine d’années le temps consacré justement au jeu sans supervision (essentiel selon lui à l’apprentissage de tout ce qui est nécessaire à la vie en société) n’a cessé de diminuer en même temps que celui passé à l’école augmentait.

Certaines écoles ont réduit voire même éliminé les récréations. La manière d’éduquer prend aussi la forme de ce qu’on appelle hélicoptère, du fait que les parents planent au-dessus de leurs enfants, en mode surveillance, prêts à intervenir au moindre prétexte, à venir à l’aide. Certains jeux sont éliminés parce qu’ils sont physiquement dangereux (cf. aires de jeux complètement revisitées pour éviter tout ce qui pourrait blesser et rendant la chose complètement inintéressante de ce fait) mais aussi parce qu’ils créent des perdants et des gagnants, un niveau d’inégalité sociale que certains parents et administrateurs d’école trouvent être une source d’inconfort trop grande pour les enfants. Les différences sont gommées en donnant des récompenses à tout le monde dans les compétitions de sport, par exemple. Le désir d’éviter le préjudice mental et moral peut conduire à des tentatives d’empêcher toutes sortes de pertes et déceptions, ce qui touche aussi les notes, d’où leur inflation au cours des dernières années. Même le fait de passer des examens peut être considéré comme dommageable. La protection adulte n’est pas seulement plus intense, elle s’exerce aussi plus longtemps. Un parent qui accompagne son enfant à l’université le premier jour, c’est devenu la norme plutôt que l’exception. On voit aussi apparaître – au moins aux US – des associations de parents sur les campus universitaires, des conseils, des bureaux visant à gérer les relations avec les parents.

Ainsi, on voit se développer des modes parentaux qui n’apprennent plus qu’une trop grande sensibilité est nuisible ainsi qu’une trop forte agressivité. Une éducation qui donne des opportunités de pratiquer des gestions des conflits alternatives comme l’évitement, la négociation ou la tolérance, toutes ces valeurs typiques de la culture de la dignité.

Et dans le prolongement de tout cela, on voit apparaître des nouveaux phénomènes comme celui de microagressions, d’espaces protégés, d’avertissements qui sont autant de défis à la liberté d’expression et à la capacité de l’exercer. Ceux et celles qui brandissent ces concepts refusent le débat, la négociation, l’usage du dialogue et donc la coopération pour résoudre les conflits qui naissent des interactions avec les Autres. Certains propos sont considérés comme inacceptables et dès lors bannis ou bien on doit pouvoir s’en protéger plutôt que d’en discuter.

Cela pose un défi profond pour la coopération si elle est comprise comme l’écrit le Philosophe Richard Sennett comme l’Art de vivre dans le désaccord. C’est une compétence qui s’acquiert, qui prend du temps. Elle est fondée sur le dialogue, celui-là même que toute une génération faute de l’avoir pratiqué en famille puis à l’école, refuse car il crée une souffrance psychique à l’égard de laquelle ils n’ont pas créé de résilience, de mécanisme de résistance ou d’antifragilité comme dirait Taleb.

D’où justement une extrême fragilité qui préoccupe beaucoup les thérapeutes en psychologie cognitive car ils soulignent que ces pratiques sont à l’opposé ce celles qu’ils utilisent justement en thérapie pour diminuer angoisse et anxiété. Ces thérapies visent à lutter contre les distorsions cognitives, à l’origine de la dépression. Il faut selon eux les identifier et les corriger. L’une d’elles consiste en l’exagération d’un phénomène, une autre consiste à lire dans les pensées des autres en présumant sans preuve que ceux-ci ont forcément des pensées négatives à leur égard. Autre biais, celui qui consiste à étiqueter les gens en fonction de caractéristiques globales et généralisantes. Grossir les offenses des autres, ça va aussi à l’inverse des conseils de Bouddha ou de Jésus.

Dans le Point de cette semaine, le professeur de philosophie Endhoven, pile sur ce sujet rappelle que défendre la République, ce n’est pas défendre une opinion contre une autre mais c’est défendre le régime sacré qui autorise chacun à se donner l’opinion de son choix. Ce régime est menacé par les valeurs d’une nouvelle culture portée par une nouvelle génération qui y a été nourrie par les générations avant elle et fragilise la coopération dont il est utile de rappeler qu’elle est quelque chose d’exceptionnel entre des individus qui ne partagent aucun lien de parenté.

Cela pose aussi la question de la vérité ou comment s’en approcher. C’est la position de John Stuart Mill, fervent défenseur de la liberté d’expression et d’opinion. Si elle est supprimée alors certaines opinions ne pourront pas être exprimées. Or, justement en l’absence d’une définition de LA VERITE, il faut partir du principe que les opinions bridées peuvent être partiellement, voire totalement justes. On met le couvercle sur des vérités potentielles.

Citation Mill : « Ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur. […]

Si l’exercice de la liberté s’apprend, demande compétence, discipline, expérience, dialogue et favorise la coopération et le progrès alors la culture de la protection ou de la victimisation qui se répand depuis déjà un certain nombre d’années est problématique. Elle sape les bases de cet apprentissage nécessaire à la coopération dans des sociétés complexes et non tribales. C’est en leur sein qu’il faut savoir cultiver l’art difficile d’être libre. Pas libre de toute contrainte mais libre de coopérer et d’assumer ses choix.

Microagression : indignités brèves et communes du langage, du comportement et de l’environnement, intentionnelles ou pas, qui communiquent des offenses et insultes hostiles, dénigrantes, racistes, sexistes ou religieuses à l’égard d’un individu ou d’un groupe. Dire à un afro américain qu’il est éloquent. Lui demander son origine, utiliser la phrase « you guys », faire compliment de ses chaussures à une femme, etc.

Espaces protégés : à l’origine créé par les mouvements féministes où il s’agissait de forums où les questions de femmes pouvaient être évoquées librement. C’est ensuite devenu un endroit où les minorités sexuelles pouvaient être elles-mêmes sans crainte d’être jugées.

De plus en plus, cela signifie quelque chose de différent. Ce n’est pas seulement un endroit où les membres d’un groupe minoritaire sont les bienvenus mais une zone officielle au sein de laquelle on évite toute relation avec quiconque différent de soi. Ces espaces impliquent une ségrégation sociale, ethnique ou sexuelle.

Avertissements : ils ont pour but d’éviter d’entrer en contact avec des mots, des images, des idées qui peuvent produire de l’angoisse. Cf. chocs post-traumatiques.

Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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