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Pour Taleb, un principe de précaution sert à se prémunir des risques systémiques

Texte d’opinion publié le 18 mai 2018 dans La Tribune.

La réflexion de l’essayiste Nassim Nicholas Taleb sur le principe de précaution ouvre des perspectives inédites d’analyse qui diffèrent de l’approche classique coûts-bénéfices.

Depuis des années, je m’érige contre le principe de précaution. Parce que les êtres humains ne disposent pas d’informations et de connaissances parfaites, ils ne peuvent prédire avec certitude le futur. Ils se trouvent nécessairement dans des situations où l’action comporte des risques, tout comme l’inaction. Le défi est de trouver l’équilibre entre le risque de changer trop vite et celui d’évoluer trop lentement. Penser que la solution viendra nécessairement du réglementaire et du politique est, selon moi, une erreur conceptuelle nous surexposant au conservatisme. D’où l’importance d’une expérimentation non entravée par principe. Pour autant, un article de Nassim N. Taleb met en exergue certains cas où ce principe de précaution pourrait s’avérer utile et nécessaire.

« Départager ce qui doit être accepté et ce qui doit être rejeté »

Taleb est connu pour ses best-sellers, Le Cygne noir, Antifragile et plus récemment Jouer sa peau. Il s’intéresse aux systèmes complexes et tente d’y cerner des lois, des règles, des comportements qui en expliquent le bon comme le mauvais fonctionnement. Un de ses articles de 2014 est dédié au principe de précaution, aux moyens de « départager ce qui doit être accepté et ce qui doit être rejeté dans des situations où on n’a pas assez de preuves ».

Pour Taleb, l’enjeu est de hiérarchiser les risques et d’appliquer le principe de précaution à bon escient, en le réservant aux enjeux systémiques. Il ne s’agit pas, par exemple, d’interdire aux gens de traverser la route, même si un risque existe. Pourquoi ? Parce que les contours de ce risque sont bien connus et que ce risque n’est pas généralisé. Le fait que quelqu’un se fasse écraser est une très mauvaise nouvelle mais l’impact reste local. Ce n’est pas parce qu’un accident est survenu qu’il va prendre de l’ampleur et qu’une multitude de personnes se feront, elles aussi, écraser. Pour Taleb, le principe de précaution doit être réservé aux risques de hiérarchie élevés, ceux qui, finalement, empêchent toute analyse coûts-bénéfices. En leur présence, l’humanité pourrait ne plus être là pour en discuter s’ils se réalisaient.

Taleb s’intéresse ainsi aux risques négatifs de traîne (left fat tail) concernant dans l’ordre d’importance décroissante l’écosystème, l’humanité, la tribu étendue, la tribu, la famille et enfin l’individu. Il pense que si une technologie ou un système comporte un risque de ruine non nul pour l’écosystème ou l’humanité, il faut y renoncer.

Pour l’auteur, on ne doit en aucun cas faire subir de risque aux systèmes dont nous dépendons pour survivre. Comme il l’écrit dans Jouer sa peau, « si l’on risque une infime probabilité de ruine et qu’il s’agit d’un risque « exceptionnel », qu’on y survit et qu’on recommence (en se disant à nouveau que c’est « exceptionnel »), la probabilité qu’on fasse faillite finira par être de 100%. » Ce genre de situation s’apparente à la roulette russe. Y jouer une fois passe encore. Mais si on réitère l’expérience, on multiplie les risques et s’expose à une probabilité à 100% d’y rester.

Le principe de précaution doit ainsi, selon Taleb, être réservé aux risques systémiques, de nature à se propager sans pouvoir être circonscrit à un endroit précis de la planète. D’où sa proposition de l’appliquer aux OGM, par crainte qu’ils s’imposent et nous fassent prendre un risque systémique. D’où aussi son approche critique des systèmes financiers. Ils génèrent des risques sérieux qui, comme on l’a vu lors de la crise de 2007, sont de nature à se propager à l’ensemble du globe. Il considère que le processus de globalisation multiplie les opportunités d’application du principe de précaution. Dans une économie globalisée il y a moins de barrières « isolantes », il y a moins d’endroits pour se cacher et se prémunir de certains risques.

Un principe qui peut fragiliser nos sociétés

Taleb est évidemment conscient que l’utilisation du principe de précaution à tout bout de champ, à propos de tout et n’importe quoi, peut in fine fragiliser nos sociétés. Il refuse par exemple d’appliquer ce principe au nucléaire ou au transport aérien. Si cette énergie et ce mode de transport présentent des risques évidents, il considère qu’il ne s’agit pas de risques systémiques. Les accidents restent liés aux équipements et ne se généralisent pas à l’ensemble du parc de centrales ou d’avions en service. Ils sont aussi source d’enseignements permettant d’améliorer, à moyen terme, la sécurité.

Nassim Nicholas Taleb propose une grille de lecture de certains risques différente des analyses coûts-bénéfices traditionnelles. Il n’est pas, selon lui, irrationnel d’être très craintif à propos de certains risques à faibles probabilités, mais associés à des conséquences radicales. Une proposition qui remet en question ou enrichit nombre d’approches en sciences sociales.

Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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