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Stopper l’inflation des diplômes pour enrayer la fragilisation des jeunes

Texte d’opinion publié le 12 mars 2018 dans L’Opinion.

Depuis plusieurs mois, un phénomène attire l’attention de nombreux commentateurs et professeurs, la montée de l’intolérance politique chez les jeunes. Ce phénomène, particulièrement visible sur les campus américains, est associé à une fragilité émotionnelle. Il inquiète des intellectuels de droite comme de gauche, démocrates et conservateurs, qui multiplient les initiatives pour inverser la tendance au sein des universités. La publication récente de The Case Against Education de l’économiste Bryan Caplan apporte des éléments nouveaux permettant de mieux comprendre le contexte et les conditions préalables au succès de ces initiatives.

La montée de l’intolérance politique chez les jeunes est réelle. Les données extraites des enquêtes menées un peu partout dans le monde dans le cadre du projet World Value Surveys, entre 1995 et 2014, montrent qu’il y a aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, des signes de déclin des valeurs démocratiques dont celle de la liberté d’expression. Cette évolution est particulièrement présente chez les jeunes nés après 1980, les « Millenials » et la « Génération Internet ». En 1995, 16% des personnes nées aux Etats-Unis dans les années 1970 considéraient le système démocratique comme mauvais. Vingt ans plus tard, 20% des personnes dans la même tranche d’âge ont développé des sentiments fortement antidémocratiques. En Europe, le phénomène est moins prononcé mais néanmoins présent avec respectivement 8% en 1995 et 13% en 2015 des jeunes européens âgés de 16 à 24 ans exprimant ces idées.

Des initiatives ont pris forme pour contrecarrer ce phénomène inquiétant. La Let Grow Foundation s’est donnée pour but la restauration de la résilience des enfants. L’idée est d’éviter de les surprotéger de sorte qu’ils deviennent des adultes mieux à même de se confronter aux difficultés de la vie et, en particulier, de supporter la contradiction. FIRE (Foundation for Individual Rights in Education) ou Heterodox Academy ciblent spécifiquement les campus américains. Cette dernière démarche réunit 1700 professeurs et étudiants de tous les horizons, dans le but d’accroître la diversité des points de vue sur les campus et ainsi améliorer la qualité de la recherche qui y est pratiquée. Elle publie un classement des universités en fonction de la diversité des points de vue qui y sont exprimés.

Plus fondamentalement, le déclin apparent de la tolérance politique dans les universités pose la question de leur raison d’être. Pour les membres de Heterodox Academy, le rôle des universités est de former les élèves, de leur donner des compétences et une largeur de vue. Cela leur permettra de devenir de meilleurs employés, de meilleurs parents, et de meilleurs citoyens. Ils adhérent à ce qu’en économie, on appelle la « théorie pure » du capital humain. Cette théorie considère que les études jouent un rôle fondamental dans la rémunération future des salariés. Car elles permettent d’acquérir des compétences utiles sur le marché du travail. En formant l’esprit critique, elles favoriseraient aussi la formation de bons citoyens.

Il existe cependant une autre théorie permettant d’expliquer le lien entre rémunération et études et donnant à ces dernières un rôle très différent. C’est la théorie dite du signalement, à savoir que le diplôme est avant tout un signal permettant aux employeurs de distinguer parmi des candidats à un emploi, les bons des « moins bons ». L’économiste Bryan Caplan estime que le diplôme signale à 80 % l’intelligence, le sérieux et la capacité de l’élève à se conformer aux attentes des autres et pour 20 % les connaissances acquises au cours de la scolarité. Dans The Case Against Education (2018), il souligne que la plupart des connaissances sont oubliées par les élèves et les adultes, ce qui indiquerait la prédominance du signalement. Selon lui, la mission des universités est dès lors bien moins humaniste qu’il n’y paraît à première vue.

Cela semble d’ailleurs être le point de vue des étudiants eux-mêmes. Dans un livre consacré à la Génération Internet (I-Gen, les personnes nées entre 1995 et 2012), Jean A. Twenge confirme que pour cette génération, l’université n’est pas un lieu pour apprendre et explorer. Elle est avant tout un moyen d’obtenir un emploi dans un environnement protégé. Sur la base de données représentant 11 millions de participants, son approche souligne un comportement « consumériste ». Déjà présent au sein de la Génération X, ce comportement s’est accentué depuis. « S’exposer à des idées différentes est non seulement troublant et dangereux mais cela n’a aucun intérêt de les étudier puisque l’objectif est d’obtenir un bon emploi. »

Ce point de vue entre en conflit avec la vision des professeurs adhérant en grande majorité avec l’idée que l’éducation est un moyen d’augmenter son capital humain. Par contre, la théorie du signalement en fait son affaire. Elle permet d’expliquer le comportement des élèves, leur bachotage, leur recherche du professeur le moins exigeant ou leur joie sincère quand un professeur est absent. Le marché du travail récompenserait l’implication de la personne ayant réussi à étudier pendant un certain nombre d’années, pas les contenus acquis. Les données concernant l’utilité réelle des matières enseignées, le taux de rétention des apprenants, les mesures de leur capacité à transférer leurs connaissances d’un domaine à un autre, vont toutes dans le même sens. Elles attestent de déperditions massives et d’une très faible productivité.

La vulnérabilité de la génération actuelle et la montée de l’intolérance, pourraient découler en partie de cet aspect lié au signal. Si un diplôme vaut par son caractère discriminant, parce qu’il permet de classer les élèves, l’inflation des diplômes devient naturelle et problématique. Si tout le monde a le même diplôme, il en faut un supplémentaire pour se distinguer. D’où un surinvestissement collectif dans le système éducatif, particulièrement prégnant dans l’essentiel des pays développés selon Caplan. D’où la prolongation de la durée des études, pour le plus grand malheur de tous les élèves s’ennuyant magistralement.

Le constat est fait par Jean-Laurent Cassely dans La Révolte des premiers de la classe (2017). Il écrit : « Au sortir de la guerre, les cadres formaient une petite élite salariale et ne représentaient guère plus de 2% de la population active. …] Regroupant aujourd’hui entre 15 et 20% de la population active, ils ont assisté à la banalisation de leur statut à mesure que leurs effectifs grossissaient. » L’accès en masse à l’enseignement supérieur et au diplôme qu’a connue la France dans les années 1980-2000 ne s’est pas traduit par la création en nombre correspondant de postes susceptible de répondre aux demandes de ces nombreux diplômés. Cela traduit une baisse du rendement des titres scolaires ou inflation des diplômes. Concrètement, selon le sociologue Louis Chauvel, auteur de [La Spirale du déclassement (2016), « il faut un niveau supérieur à celui de ses parents pour occuper une position comparable à la leur et, en bonne logique, un titulaire de diplôme de niveau égal à la génération précédente a donc toutes les chances de descendre d’un barreau de l’échelle sociale. »

Or, pour Bryan Caplan, il serait possible d’obtenir le même niveau de signal avec un niveau d’étude moindre. C’est la raison pour laquelle il argumente en faveur de la réduction drastique des subventions notamment dans l’enseignement supérieur, de sorte que le coût social pour l’ensemble de la société diminue.

Cette démarche permettrait d’enrayer la course aux signaux en réduisant, pour tous, le niveau de diplôme nécessaire pour signaler au futur employeur son niveau de productivité. Elle permettrait aussi de favoriser la professionnalisation des cursus, notamment l’apprentissage mis à mal par la course aux signaux. Cela favoriserait l’émergence d’une jeunesse plus productive, plus engagée, plus indépendante que la jeunesse actuelle infantilisée s’ennuyant à l’école. Si le diagnostic de Caplan est juste, sa préconisation pourrait être un prérequis pour la réussite des initiatives visant à favoriser la tolérance et à enrayer la fragilisation des générations actuelles. Des perspectives qui pourraient nous aider à surmonter la radicalité de l’analyse de cet économiste américain bousculant toutes les idées reçues en matière d’éducation.

Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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