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L’interdisciplinarité, un enjeu pour l’économie de l’éducation

Texte d’opinion publié le 5 mars 2018 dans La Tribune.

Malgré les investissements dans le système éducatif, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances, voire relèvent du gaspillage, selon l’économiste américain Bryan Caplan. Selon lui, les économistes, trop repliés sur leur discipline, auraient tout intérêt à s’intéresser à la théorie du signalement, en vogue chez les sociologues et les psychologues, pour nourrir leurs réflexions trop focalisées sur la théorie du capital humain.

Dans son dernier livre, l’économiste Bryan Caplan de la George Mason University s’attaque au monstre sacré qu’est le système éducatif. Après 5 ans de recherche sur le sujet, son constat est sans appel : on assiste à un grand gaspillage d’argent public. Sa démonstration, les données et les calculs qu’il offre sont passionnants. Les opportunités sont d’autant plus grandes qu’il touche à toutes sortes de sujets connexes qui sont tout aussi intéressants que sa thèse principale.

Au cœur de son argumentation, on trouve la théorie du signalement. En vogue chez les sociologues et les psychologues, elle reste relativement délaissée par les économistes montrant peu d’intérêt pour les disciplines connexes. Cette insularité de la profession semble réelle et pose question si, comme l’a popularisé Idriss Aberkane, « la Vérité est un grand Miroir tombé du ciel qui s’est brisé en mille morceaux, chacun possède un tout petit morceau mais personne ne détient toute la vérité » (Rumi, poète persan). « La connaissance est collégiale », comme l’écrit l’essayiste. Le travail de Bryan Caplan en est un bon exemple.

Le diplôme et un signal pour les futurs employeurs

Dans The Case Against Education, l’économiste développe la thèse que le diplôme est avant tout un signal pour de futurs employeurs. L’obtention d’un diplôme est la marque de ce qu’un individu est intelligent, endurant et conforme. Il saura mieux qu’une autre personne, qui n’a pas réussi à tenir le rythme et à passer les examens, répondre aux attentes de l’employeur et aux besoins de l’entreprise. Sans être parfait, ce type de signalement fonctionne suffisamment bien et expliquerait, en grande partie, le fait qu’une personne diplômée gagne mieux qu’une personne qui ne l’est pas, y compris dans des emplois où le diplôme en question n’est pas utile.

Or, c’est bien là le problème du signal. Bénéfique pour l’individu qui l’émet, il est pénalisant pour celui qui ne peut pas l’émettre. En économie, on parle d’externalité négative. Le signal ne fonctionne que si tout le monde n’exhibe pas le signal en question. Sinon, il faut une nouvelle marque de distinction, un nouveau diplôme. D’où la course à l’éducation, avec une inflation des diplômes coûtant chaque année de l’ordre de 90 milliards en France. In fine, cette surenchère bénéficie avant tout à ceux qui parviennent à terminer cette course effrénée, en obtenant les marques de distinction les plus élevées.

Mais, n’est-ce pas un mal nécessaire ? N’est-il pas indispensable d’avoir un moyen de trier entre ce qu’on anticipe comme étant les « bonnes » recrues des « moins bonnes » ? Sans doute, mais force est de constater aussi que le signalement fonctionnerait tout aussi bien à un niveau de diplôme moins élevé. Outre l’économie pour la collectivité, la situation serait plus équitable pour tous ceux qui trouvent difficile de rester assis pendant de longues années à écouter des discours abstraits. Quand le niveau de diplôme exigé pour tous est moins élevé, c’est moins stigmatisant de ne pas avoir un bac+5 et donc plus facile d’être embauché.

Ignorée par nombre d’économistes

Cette théorie du signalement est de nature à modifier radicalement l’image qu’on peut avoir du système éducatif. Elle remet en cause la vision romantique considérant que le capital humain se bonifie au gré de la montée en puissance des dépenses d’éducation. Mais, elle reste ignorée par nombre d’économistes. Elle est pourtant née au sein de cette discipline avec les travaux de plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie dont Michael Spence, Kenneth Arrow, Joseph Stiglitz, Thomas Schelling ou Edmund Phelps. Pour autant, elle est devenue bien plus populaire chez les psychologues et sociologues qui apportent beaucoup d’éclairages en matière d’éducation.

Ces approches restent cependant inaccessibles aux économistes continuant de concevoir le système éducatif comme un moyen d’acquérir des compétences qui seront ensuite rémunérées sur le marché du travail. Ils adhèrent avant tout à la théorie du capital humain et occultent les questions chères aux sociologues et psychologues, comme le déclassement, la surqualification, l’ennui à l’école, la faible rétention du savoir ou la déperdition des connaissances.

Comme l’affirme Caplan dans une interview, nombre d’économistes « ne s’intéressent pas vraiment à la psychologie de l’éducation. Ils ne sont pas curieux de savoir ce qui se passe à l’intérieur de la boîte noire de l’éducation. Ils ne lisent pas la sociologie. Comme les meilleures preuves appartiennent à des disciplines auxquelles ils ne s’intéressent pas, ils l’ignorent tout simplement. »

Le faible nombre de citations hors-discipline en économie

Caplan n’est pas le seul à souligner ce phénomène d’insularité. Dans un article de novembre 2014, les sociologues Marion Fourcade et Etienne Ollion, associés avec l’économiste Yann Algan font le constat que les connexions entre la discipline économie et les autres disciplines sont très minces. Certes, chaque discipline est isolée des autres, mais l’économie l’est plus encore. Pour preuve le faible nombre de citations hors-discipline en économie. En 1997, 81% des citations dans des articles d’économie concernent d’autres articles d’économie contre 52% en sociologie, 53% en anthropologie et 59% en sciences politiques. Les auteurs trouvent qu’entre 2000 et 2009, la revue phare en politique American Political Science Review cite 6 fois plus souvent des articles de son équivalent en économie American Economic Review.

L’écart est encore plus notable entre la sociologie et l’économie, comme l’illustre la comparaison des citations des figures de proue de ces disciplines. Le sociologue Pierre Bourdieu, cité 60 fois dans l’American Sociological Review, n’est cité qu’une fois dans l’American Economic Review entre 2000 et 2010. A contrario Gary Becker, le fondateur de la théorie du capital humain, est cité 106 fois dans l’American Economic Review et 41 fois dans l’American Sociological Review. Les auteurs ajoutent que contrairement aux psychologues, historiens, financiers ou professeurs de sciences politiques, une majorité d’économistes ne perçoit pas l’interdisciplinarité comme une source d’enrichissement de leur spécialité. Convaincus de la supériorité de leur démarche, ils ne ressentent pas le besoin de se fier à d’autres domaines d’expertise.

Une importance démesurée accordée à la théorie du capital humain

Ce constat donne de l’eau au moulin de Caplan. Il est tout à fait possible qu’une partie des économistes, ignorant les apports des autres disciplines, se fourvoie en accordant une importance démesurée à la théorie du capital humain. Si la thèse de Caplan est vraie, si le diplôme est avant tout du signalement, cet enfermement pourrait légitimer à tort une surenchère de dépenses. Il faudrait cesser d’assimiler l’augmentation des dépenses éducatives à une bonne nouvelle pour tous. Un enjeu collectif qui devrait nous amener à accepter l’interdisciplinarité et à rechercher les moyens de la favoriser davantage.

Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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