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Phébé – Pour mieux penser, apprivoisons nos biais cognitifs

Article de Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publié le 21 janvier 2018 dans le n°30 de la Revue Phébé (Mieux que l’argent, les honneurs). Il s’agit d’une critique du livre How to Think: A Survival Guide for a World at Odds , du professeur Alan Jacobs (Currency, 2017).

Polarisation, radicalisation, accusation, insulte, autant de mots qui décrivent une bonne partie du discours politique actuel. Or, les mots expriment les pensées et ces dernières sont supposées être le résultat de notre capacité à raisonner. Mais voilà, les choses ne sont pas aussi simples. Dans la majorité des cas, et contrairement à ce que nous croyons, nous ne sommes pas maîtres de nos pensées. Nous sommes plutôt les esclaves de nos instincts. Le professeur Alan Jacobs ne désespère cependant pas de pouvoir les éduquer et il nous livre dans How to Think l’art et la manière de le faire.

L’ouvrage est pragmatique. Il ne cherche pas à nous faire croire que nous pouvons nous passer de nos instincts mais vise à les identifier de sorte qu’avec quelques outils pratiques, on soit en capacité de mettre de l’ordre dans nos pensées. Il ne s’agit donc pas de vouloir ériger un principe de rationalité détaché de nos sentiments, mais de les concilier.

L’auteur part de l’observation que nos processus cognitifs nous soumettent à d’importants biais cognitifs. Il emprunte sa conception de l’esprit humain aux psychologues Daniel Kahneman et Jonathan Haidt. Pour l’un comme pour l’autre, la cognition fait référence à un processus d’information qui inclut un haut niveau de cognition comme le raisonnement conscient et un bas niveau de cognition comme la perception visuelle ou le souvenir. Et contrairement à ce que nous croyons, notre niveau bas est dominant, à savoir nos émotions, nos intuitions. Il y va de notre survie car le niveau de cognition élevé est très gourmand en énergie et nous ne pouvons tout simplement pas raisonner à propos de tout. Les processus cognitifs automatiques sont primordiaux, en particulier dans nos interactions avec les autres.

En cultivant un certain nombre de sentiments comme l’empathie et la sympathie et en développant des habitudes comme l’écoute, la reformulation, la prudence, on peut dans un premier temps identifier notre besoin d’être accepté, nos dégoûts, nos raccourcis via notre utilisation de métaphores et mythes, ou encore notre difficulté à abandonner des idées dans lesquelles on a investi. Il devient alors plus facile de départager ces instincts qui pointent du doigt quelque chose d’utile de ceux qui, au contraire, risquent de nous amener à prendre de mauvaises décisions.

Nos réflexes peuvent ainsi être particulièrement trompeurs quand il s’agit de décider de la façon dont on va traiter les opinions des personnes extérieures au groupe auquel nous appartenons ou auquel on souhaite être inclus. Il existe bel et bien un biais en défaveur de la pensée réfléchie par opposition à la pensée émotionnelle et impulsive, lié à notre besoin impérieux d’être accepté, d’appartenir à un groupe. Nous sommes parfois prêts à abandonner notre esprit critique si c’est le prix de notre inclusion. D’où la nécessité pour Jacobs d’identifier et d’éviter les communautés qui exigent ce genre d’abandon et de privilégier celles qui, au contraire, nous veulent tout entier.

Un autre de ces instincts, susceptible de biaiser nos raisonnements, est le dégoût ou, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Susan Friend Harding, « le problème de l’Autre considéré comme répugnant ». Nous connaissons tous des personnes qui déclenchent en nous ce sentiment violent et c’est souvent parce que nous ne nous focalisons que sur un seul aspect (politique ou culturel) de leur personnalité. Notre tâche est d’abord d’identifier ce ressenti, de l’évaluer puis d’adopter sur le conseil de Roger Scruton « une posture de négociation » à leur égard. L’idée est de ne pas considérer ce sentiment négatif comme argent comptant mais, au contraire, de mettre ce sentiment à l’épreuve de la réalité.

Quelques conseils pratiques pour y parvenir : rechercher ceux qui défendent le mieux et le plus intelligemment les positions qu’on abhorre ou, à l’image des débats organisée par la Long Now Foundation, reformuler les propos détestés de son interlocuteur sans les caricaturer et à la satisfaction de celui-ci.

Autres biais à manier avec prudence : notre usage de mots-clés, de métaphores, et de mythes. Ils sont nécessaires au raisonnement mais il faut néanmoins savoir les tenir à distance et comprendre ce vers quoi ils portent notre attention et ce dont ils nous détournent. L’une des métaphores les plus puissantes dans le langage courant est celle qui identifie l’argumentation, le débat à un combat qu’on gagne ou qu’on perd. Si on laisse cette métaphore parasiter nos pensées, elle déshumanise notre interlocuteur qui devient un simple porte-parole de la position qu’on souhaite éradiquer. Dans notre hâte à remporter la victoire, on sacrifie notre empathie, celle qui permet de comprendre les désirs, les principes et les craintes de cet Autre présent au débat. Ce processus de déshumanisation est un élément clé pour comprendre nombre d’atrocités commises par certains à l’égard de ceux qui à leurs yeux ne méritent plus le statut d’humain.

Enfin, il faut aussi être conscient que plus on investit dans une idée, plus il est difficile d’y renoncer. La faillite intellectuelle ne nous prive pas de nos moyens cognitifs à la différence de la faillite financière qui nous déleste de nos capacités à réinvestir. Là encore, il faut savoir se donner le temps de faire une pause pour comprendre notamment les raisons de notre investissement dans une idée plutôt qu’une autre. Alan Jacobs est un adepte de l’idée de « se donner 5 minutes » avant de répondre à une impulsion.

Ce livre d’Alan Jacobs, en plus d’être une mine d’informations, est un guide à mettre en pratique sitôt sa lecture terminée. Evidemment, la démarche est exigeante et très consommatrice d’énergie. Mais en mettant le doigt sur nos biais et en offrant des solutions, cela rend les choses accessibles. Sans être des recettes miracles, on y trouve des outils pour progresser personnellement, et espérons-le améliorer la qualité des débats.

L’auteur

Alan Jacobs est professeur distingué en sciences humaines à l’université Baylor au Texas. Il est un contributeur pour des revues comme The Atlantic, Harper’s, First Things, Books & Culture, the Christian Century, et the Wall Street Journal. Il tient aussi un blog sur le site de the New Atlantis et est l’auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages.

Pour aller plus loin

Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

Jonathan Haidt, The Righteous Mind Why Good People are Divided by Politics and Religion, Penguin Books, 2013.

Susan Friend Harding, « Representing Fundamentalism: The Problem of the Repugnant Other », Social Research 58, n°2, été 1991.

Roger Scruton, The Uses of Pessimism, Oxford University Press, 2010.

A propos de la Long Now foundation, voir Robin Sloan, « The steel man of #GamerGate », The Message, 5/09/2014

Emma Green, “How American Politics Became So Exhausting”, The Atlantic, 15/10/2017.

Cécile Philippe

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