Notes et baromètres

L’impact d’Android sur la concurrence dans le secteur du logiciel mobile

Briefing de l’Epicenter/IEM — Mai 2016

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La Commission européenne a publié une communication des griefs accusant Google de comportements anticoncurrentiels dans la commercialisation et les arrangements contractuels de son système d’exploitation mobile Android (OS). Plus précisément, elle présume que la vente liée des applications de Google avec Android constitue une forme de verrouillage du marché par une entreprise dominante au détriment des utilisateurs et du processus concurrentiel (CE, 2016).

Cette communication intervient alors que la Commission mène une autre enquête sur les pratiques de Google en matière de recherche en ligne, et qu’elle se prépare à publier sa communication sur le rôle des plateformes en ligne à la suite d’une consultation publique menée à la fin de l’année dernière (CE, 2015a ; CE, 2015b). L’enquête portant sur Android est indépendante de ces autres développements. Elle survient cependant dans le cadre du déploiement d’efforts visant à créer un environnement politique plus propice à la croissance de l’économie numérique européenne.

LA CROISSANCE DU MARCHÉ DES SMARTPHONES ET DES APPLICATIONS MOBILES

La pénétration des smartphones dans le marché du téléphone mobile s’est rapidement développée au sein de l’Union européenne (UE) depuis 2011. 70 % des abonnements mobiles dans l’UE étaient des abonnements smartphones en 2015, contre seulement 10 % quatre ans plus tôt. La pénétration atteignait même les 90 % en Suède (Williamson et al., 2016) et ce devrait être le cas de toute l’Europe d’ici à 2020. Le déploiement du haut débit mobile a dépassé le déploiement du haut débit fixe en 2014, avec près de 80 % des citoyens européens qui bénéficient désormais d’un accès haut débit avec leurs appareils mobiles.

La croissance de l’adoption du smartphone a été accompagnée par une augmentation spectaculaire de l’utilisation d’applications mobiles. Les téléchargements d’applications ont plus que décuplé depuis 2010, et la quasi-totalité de la croissance du temps passé en ligne chez les utilisateurs s’explique par l’accroissement de l’accès mobile. À titre d’exemple, les ventes de smartphones aux utilisateurs finaux aux États-Unis ont dépassé les ventes de PC à la fin 2010 et elles sont maintenant cinq fois plus importantes (Williamson et al., 2016)(1). On observe une évolution similaire au sein de l’UE au cours des 5 dernières années.

DOMINATION, EXCLUSIVITÉ ET VERROUILLAGE SUR ANDROID : DES RAISONS D’ÊTRE SCEPTIQUE

Android est le système d’exploitation mobile le plus développé en Europe, avec des parts de marché qui atteignent 74,5 % dans les principaux marchés de l’UE(2), à comparer aux 19,5 % de l’iOS d’Apple et aux 5,5 % de Windows Phone (Kantar, 2016). Cependant, il faut reconnaître que c’est un développement plutôt récent : jusqu’à 2011, les principaux acteurs du logiciel mobile n’étaient pas seulement les concurrents actuels d’Android, à savoir Apple et Microsoft, mais aussi RIM — le fabricant du BlackBerry — et Nokia, dont les parts de marché ont diminué au cours des cinq dernières années (Körber, 2014)(3). Il est donc raisonnable de penser qu’Android va rester un acteur majeur dans un futur proche, mais cela n’a rien de définitif.

De plus, il n’est pas raisonnable d’apprécier l’ampleur de la concurrence dans le logiciel mobile à partir des seules parts de marché brutes car le business model d’Android est fondamentalement différent de celui d’Apple et, dans une moindre mesure, de celui de Microsoft-Nokia(4). À la différence de l’iOS et de la plupart des appareils Windows Phone, les smartphones fonctionnant sous Android ne sont pas des téléphones Google mais des téléphones produits par une gamme de fabricants d’équipement d’origine (FEO), au rang desquels on compte des entreprises comme Samsung, Huawei, HTC et Amazon.

En adoptant le logiciel Android pour leur matériel, les FEO ont plusieurs options incluant différents degrés d’intégration avec les normes, les applications et les autres services de Google. Ils peuvent : 1) rendre leur appareil compatible avec Android en suivant un ensemble de lignes directrices publiquement disponibles(5) ; 2) signer (ou ne pas signer) un accord les engageant à ne pas prendre de mesures qui pourraient conduire à la fragmentation d’Android, étant ainsi autorisés à labelliser officiellement leur appareil comme « compatible Android »(6) ; 3) signer (ou ne pas signer) un accord de distribution des applications mobiles ou MADA en anglais (voir Körber, 2014). Seul ce dernier point implique le pré-chargement d’un ensemble d’applications Google(7) et les FEO peuvent signer le 1) et/ou le 2) sans s’engager sur le 3).

La relative ouverture et flexibilité d’Android est en contraste frappant avec son principal concurrent pour le logiciel mobile, l’iOS d’Apple, où le matériel et le logiciel sont verticalement intégrés et où les développeurs d’applications sont liés par des règles strictes de compatibilité. Cela est renforcé par le fait que Google offre gratuitement la licence de ses logiciels mobiles. Ce n’est pas une politique altruiste car elle vise en fait à encourager l’adoption d’Android par les FEO afin de favoriser une utilisation accrue des applications Google que l’entreprise pourra ensuite monétiser. Toutefois, quelle que soit son intention, la politique de Google résulte en une plus grande diversité et en un plus grand choix pour l’utilisateur qu’il n’en serait le cas autrement.

QUELQUES EXEMPLES DE TÉLÉPHONES ANDROID QUI NE PROPOSENT PAS D’APPLICATIONS GOOGLE(8)

Le choix qu’ont les fabricants des appareils n’est pas seulement une option théorique et les FEO l’exercent en pratique. En Russie, Huawei et Vega vendent des téléphones Android sans application Google. Ils sont vendus pré-chargés avec des applications de Yandex, le principal concurrent national de Google en Russie. Bittium, un FEO finlandais, fabrique des téléphones Android avec et sans application Google. Et Archos en France vend des appareils qui fonctionnent sur une version d’Android (sur mesure) appelée GraniteOS et sans application Google. Enfin, il est intéressant de noter que 70 % des appareils Android en Chine sont vendus sans application pré-chargée de Google (Hong, 2013).

Android-small.jpgL’AFFAIRE ANDROID : LE COPIÉ-COLLÉ DE L’AFFAIRE MICROSOFT ?

La commissaire Vestager a comparé publiquement l’enquête Android aux deux enquêtes portant sur les pratiques commerciales de Microsoft conduites par les autorités européennes au début des années 2000 (Vestager, 2016). À l’époque, Microsoft avait été condamné pour violation des règles de concurrence de l’UE en raison de la vente liée de son navigateur Internet Explorer et de Windows Media Player. Il avait été jugé que ces pratiques avaient empêché les fournisseurs concurrents d’offrir des alternatives aux consommateurs, réduisant ainsi leur bien-être. Microsoft a été contraint de « dégrouper » ses différents services et vendre Windows sans les logiciels complémentaires.

Il faut noter que la Commission a émis ce jugement alors que le navigateur de Microsoft et son lecteur multimédia étaient concurrencés par de nouveaux arrivants tels que Mozilla Firefox, Google Chrome et iTunes d’Apple. De plus, le marché connaissait une évolution spectaculaire avec la montée en puissance des smartphones réduisant de fait fortement la part de marché globale de Windows.

Au-delà de l’affaire Microsoft, le raisonnement des régulateurs n’est pas approprié pour Android. Alors que Google est accusé aujourd’hui, dans un langage proche de celui qui était utilisé il y a une décennie, de regroupement afin d’évincer ses concurrents, les fabricants et les utilisateurs ont une quantité substantielle de choix possibles lorsqu’il s’agit de l’utilisation d’applications mobiles. Le choix est également diversifié dans les accords que les FEO peuvent signer quant à l’interopérabilité et au pré-chargement d’applications Google. Comme nous l’avons vu, les FEO exercent ce choix lorsqu’il leur convient. En outre, l’utilisateur dispose d’un choix élargi quant aux applications à utiliser, à désactiver et à définir par défaut à des fins diverses. Même si l’offre groupée de Microsoft donnait aussi une large place au choix(9), les tensions en termes d’installation et de coûts de licence étaient sensiblement plus grandes que celles des applications mobiles, dont le coût de téléchargement est extrêmement bas, voire proche de zéro, pour la plupart.

LA COMMISSION IGNORE LA CONCURRENCE DES PLATEFORMES À SES RISQUES ET PÉRILS

Dans son analyse de l’environnement concurrentiel du logiciel et des applications mobiles, la Commission a une vision trop étroite du marché en question. Elle ne parvient notamment pas à tenir compte de sa nature multilatérale, où des plateformes comme Android réunissent deux ou plusieurs groupes distincts d’utilisateurs — dans ce cas, les FEO, les développeurs d’applications, les annonceurs et les utilisateurs finaux — permettant une transaction qui n’aurait autrement pas lieu (voir Zuluaga, 2015b). Pourtant, c’est une considération pratique à ne pas ignorer car la politique concurrentielle dans les marchés multilatéraux doit examiner les effets des actions entreprises sur tous les marchés si elle veut être adaptée (Evans, 2016).

On comprendra mieux ce problème majeur qu’est l’analyse unilatérale d’un élément isolé du marché avec l’exemple de l’affaire en cours. Même si on accepte hypothétiquement qu’il y ait un abus de position dominante dans les arrangements contractuels de Google avec les FEO — ce qui n’est pas le cas, à mon avis —, ces clauses d’interopérabilité pourraient bien être favorables à la concurrence en aval, en donnant une plus grande incitation à produire des applications aux développeurs, puisqu’il y a un plus grand nombre d’appareils compatibles, et donc une base plus importante d’utilisateurs potentiels. Dans les marchés multilatéraux, ce qui pourrait être considéré comme un comportement anticoncurrentiel dans une partie isolée du marché pourrait avoir des effets favorables à la concurrence d’une manière plus générale.

Plus généralement, les autorités concurrentielles dans le monde entier doivent prendre en considération l’importance croissante de la concurrence des plateformes dans les marchés numériques, c’est-à-dire la concurrence qui opère non pas au sein d’une plateforme unique (par exemple entre les applications Google et les autres applications sur Android), mais entre des plateformes différentes (par exemple entre l’iOS d’Apple et Android). Un tel changement de perspective est essentiel car les plateformes expérimentent de plus en plus les écosystèmes qu’elles créent pour rassembler leurs utilisateurs aux profils variés (voir Hazlett et al., 2011). Le succès ou l’échec des plateformes est déterminé par les réponses des fabricants, des développeurs d’applications, des annonceurs et des utilisateurs finaux, lorsqu’ils passent d’un écosystème à un autre. Cette forme de concurrence est une caractéristique centrale des marchés multilatéraux et cela doit être au cœur de l’élaboration des politiques publiques.

En résumé, la communication des griefs de la Commission à propos d’Android n’est pas justifiée à la lumière des arrangements existants entre Google et ses diverses contreparties. L’évaluation par les autorités de la concurrence ne parvient pas à reconnaître le rôle essentiel croissant de la concurrence des plateformes dans la stimulation de l’innovation. Pourtant, l’intervention publique ne porte pas une attention suffisante aux dynamiques concurrentielles du marché, ce qui pourrait étouffer au lieu de dynamiser la concurrence dans l’économie numérique.


NOTES

1. En effet, les ventes de PC ont lentement décliné depuis 2012.
2. France, Allemagne, Italie, Espagne et Royaume-Uni.
3. La fluidité des parts de marché dans le secteur numérique a été soulignée par Zuluaga (2015a) et c’est un élément sur lequel nous reviendrons plus tard.
4. Microsoft a acquis Nokia en 2013 et l’entreprise finnoise a depuis été intégrée au sein de son parent américain.
5. Ces lignes directrices sont connues comme le document de définition de compatibilité (CDD en anglais) d’Android qui vise à assurer l’interopérabilité entre les appareils Android de différents FEO (voir Körber, 2014). En d’autres termes, le CDD permet aux utilisateurs de changer plus facilement d’appareils fonctionnant sous Android.
6. Cela est connu sous le nom d’accord anti-fragmentation (AFA en anglais) qui cherche encore à maintenir la compatibilité entre les appareils.
7. Ils sont connus collectivement sous le nom de services mobiles de Google (GMS en anglais).
8. Je suis reconnaissant à Benoit Tabaka de Google pour m’avoir montré différents exemples entre les différents marchés.
9. On aurait pu en pratique installer un autre navigateur et/ou un autre lecteur multimédia après l’achat du logiciel Windows avec le paquet.

RÉFÉRENCES

Commission européenne (2015a). « Communiqué de presse : Abus de position dominante : la Commission ouvre une procédure formelle d’examen contre Google concernant le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android ». Bruxelles, Commission européenne, 2015.

— (2015b). « Communiqué de presse : Donnez votre avis sur le blocage géographique et le rôle des plateformes dans l’économie en ligne ». Bruxelles, Commission européenne, 2015.

— (2016). « Communiqué de presse : Abus de position dominante : la Commission adresse à Google une communication des griefs concernant le système d’exploitation et les applications Android ». Bruxelles, Commission européenne, 2016.

Evans, David S. « Multi-sided platforms, dynamic competition, and the assessment of market power for Internet-based firms ». Coase-Sandor Institute for Law and Economics Working Paper No. 753. Chicago, University of Chicago, 2016.

Hazlett, Thomas, David Teece et Leonard Waverman. « Walled garden rivalry: the creation of mobile network ecosystems ». GMU Law and Economics Research Paper Series. Alexandria, VA, George Mason University, 2011.

Hong, Kaylene. « Report: China has 270m Android users — that’s nearly 30% of global Android activations to date ». The Next Web, 2013.

Kantar Worldpanel. « Smartphone OS sales market share ». Extrait le 20 avril 2016.

Körber, Torsten. « Let’s talk about Android — Observations on competition in the field of mobile operating systems ». Göttingen, Georg-August-Universität, 2014.

Vestager, Margrethe. « Competition: the mother of invention ». Discours prononcé la Journée européenne de la Consommation et de la Concurrence. Amsterdam, 18 avril 2016.

Williamson, Brian, Yi Shen Chan et Sam Wood. « A policy toolkit for the app economy — Where online meets offline », Londres, Plum Consulting, 2016.

Zuluaga, Diego (2015a). « Competition policy in the digital economy ». EPICENTER Briefing. Avril 2015.

— (2015b). « Understanding online platforms ». EPICENTER Briefing. Décembre 2015.

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