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Moralité et marché – Jean Tirole, lauréat Nobel et président de la Toulouse School of Economics

Compte rendu de Pierre Bessard publié dans L’Agefi du 15 janvier 2016.

Jean Tirole, le lauréat Nobel et président de la Toulouse School of Economics, invite à une analyse réaliste des marchés et de leur dimension éthique.

L’éthique de l’économie libérale est dans presque toutes les bouches depuis la dernière crise financière et la crise subséquente de la dette souveraine dans la zone euro. L’absence de professionnalisme, la non-conformité aux lois et les problèmes d’honnêteté de certains acteurs ont conduit à des vagues d’indignation et aux profondes remises en question d’usage dans les milieux intellectuels traditionnellement sceptiques envers les marchés. Jean Tirole, récipiendaire du prix Nobel d’économie 2014, fait partie de ceux qui n’adhèrent pas aux lieux communs et aux facilités des critiques du libéralisme. L’économiste intervenait récemment dans le cadre du cycle de conférences «Pour une éthique du libéralisme» de la Fondation Ethique et Economie rattachée à l’Académie des Sciences morales et politiques de l’Institut de France. Compte rendu.

Si les croyances des citoyens varient beaucoup sur les mérites de la libre entreprise, les intellectuels, une grande partie de la société civile et les religions reprochent généralement aux économistes de tenir insuffisamment compte des dimensions éthiques. Symptôme de cette perception: le succès planétaire du livre Ce que l’argent ne saurait acheter: les limites morales du marché, de Michael Sandel, professeur de philosophie à Harvard. Or de tels écrits, selon Jean Tirole, méconnaissent les travaux des économistes, en partie déjà anciens, sur l’économie de l’information, des externalités ou la neuroéconomie, qui couvrent la morale et l’éthique, les normes sociales et l’identité, la confiance ou encore les phénomènes d’éviction créés par les incitations. L’économie ne nie pas que certaines relations ne puissent pas être monnayées. Si un diplôme d’université, un prix Nobel ou l’amitié pouvaient être achetés, ils perdraient leur valeur. Dans d’autres instances, les problèmes attribués au marché peuvent être résolus par le droit, comme dans le cas de la pollution. Et il est reconnu qu’une récompense monétaire peut réduire l’offre d’un comportement social lorsque celui-ci relève de la motivation intrinsèque ou de la générosité. Il faut néanmoins faire très attention, selon Jean Tirole, à ne pas confondre ses propres préférences avec la moralité. Et veiller à ne pas équivaloir lobbysme et favoritisme, si présents dans les systèmes centralisés, et économie de marché.

Les limites de la distinction entre le domaine marchand et le sacré. Certains domaines sont tabous, de façon justifiée ou non, pour des raisons morales, à l’exemple de la vente d’organes. L’économiste Gary Becker, de l’Université de Chicago, a pourtant montré que l’interdiction de la vente d’organes prive des milliers de personnes de reins chaque année, les dons étant limités à des proches. Selon Becker, rappelle Jean Tirole, les tenants de l’interdiction ne peuvent se targuer de moralité, puisqu’ils font mourir inutilement des milliers de personnes. Malgré la logique de cet argument, la gêne persiste. Est-ce pour protéger les vendeurs potentiels d’organes contre eux-mêmes? La puissance publique intervient souvent, dans un esprit paternaliste, contre les préférences de certains individus pour le présent au détriment présumé du long terme: on les force à payer pour leur retraite, on taxe l’alcool ou interdit les drogues, on les force à aller à l’école, etc. Cela n’est pas nécessairement synonyme de moralité. En général, les considérations financières buttent sur le caractère sacré de la vie humaine. Il a par exemple été montré que le marché funéraire aux États-Unis, pourtant très compétitif, bénéficie de marges quasi-monopolistiques du fait de la répugnance à parler d’argent lors d’un décès. Pourtant, nous donnons un prix à la vie dans les choix budgétaires hospitaliers ou dans les choix prudentiels de tous les jours, comme l’achat d’une voiture plus robuste pour protéger ses enfants. De plus, les tabous sont changeants dans le temps et dans l’espace: l’assurance vie, le paiement d’intérêts étaient condamnés autrefois comme immoraux.

Le mauvais guide de l’émotion et de l’indignation dans les choix de société. Nous avons l’habitude de nous indigner devant l’injustice ou certains comportements faisant peu de cas de l’humain. Le sentiment d’indignation peut signaler des errements dans le comportement individuel ou l’organisation de la société. Pourtant, l’indignation est aussi souvent mauvaise conseillère: elle peut conduire à l’affirmation de préférences individuelles au détriment de la liberté des autres. Elle fait parfois l’économie d’une réflexion en profondeur. Il a par exemple été démontré scientifiquement que le partage des responsabilités érode les valeurs morales. Cette érosion s’applique dès qu’une décision implique une autre personne. Tous les régimes totalitaires, qui ne sont pas des régimes de marché, l’ont bien compris: l’existence d’excuses permettant de se dérober de sa responsabilité a permis la mise à l’écart de la réticence individuelle à des comportements peu éthiques. C’est pourquoi l’économie ne peut se cantonner sans autre analyse dans des postures morales: les sentiments personnels de répulsion sont très peu fiables comme source d’inspiration éthique. Ce sera le rôle des chercheurs de plancher davantage sur les conditions de la moralité.

Le marché comme menace improbable du lien social. Une autre objection à l’économie de marché porte sur un malaise diffus face à une perte de lien social, en plus de l’urbanisation ou de la communication par internet (même si les technologies permettent un contact beaucoup plus fréquent avec la famille ou les amis éloignés). Le lien social peut être distendu par des phénomènes liés au marché: la mondialisation, la mobilité, l’installation loin de ses parents et de ses racines. Le marché anonymise les relations, mais c’est en partie sa fonction: il libère les acteurs du marché du pouvoir d’autres acteurs, il empêche les entreprises puissantes d’imposer leurs prix élevés et leur qualité médiocre à des consommateurs captifs. Le marché peut sembler l’antithèse de l’économie du don et du contre-don, mais la dimension de la réputation, qui peut être difficilement spécifiée dans un contrat ou mise en œuvre par le système juridique, continue de jouer un rôle éminent dans l’économie de l’échange. D’où les systèmes de notation et de partage des expériences entre usagers sur des plateformes en ligne. La diminution des liens sociaux a par ailleurs aussi des vertus. L’économie du don et du contre-don crée une relation de dépendance entre donateur et donataire, où la violence peut être masquée par l’apparence de générosité sans calcul, ainsi que l’avait déjà relevé Pierre Bourdieu. Les liens sociaux peuvent être étouffants et contraignants, à l’exemple du villageois qui a mangé du mauvais pain toute sa vie par crainte de froisser le boulanger du village. Le marché privilégie les liens choisis aux liens hérités. Ensuite, il permet d’étendre son cercle d’interactions. Montesquieu parlait du doux commerce: le marché nous apprend à interagir et à connaître les étrangers. Il a un effet civilisateur: il demande de construire la confiance et rien n’est plus autodestructeur que l’égoïsme infantile, dans la mesure où le marché est un lieu de concurrence, de coopération et d’échange. Cela vaut dans les domaines les plus improbables, comme la prostitution ou la compagnie tarifée: le marché n’est parfois que le bouc émissaire de notre propre hypocrisie, souligne Jean Tirole. Il n’est en l’occurrence pas possible de passer un jugement définitif sur ces questions, comme le font les critiques indignés du marché.

Attention aux interventions de l’État. Si beaucoup d’économistes consacrent leurs efforts à analyser les «défaillances du marché», cela ne signifie pas que les politiques publiques soient nécessairement optimales. Dans le but de réduire les inégalités, par exemple, on redistribue de façon inefficace et il s’ensuit un important gaspillage de fonds publics et un système fiscal incohérent qui réduit le pouvoir d’achat des citoyens, observe Jean Tirole. Si l’on accepte que le revenu dépend principalement de l’effort de travail, il est normal de soutenir les personnes handicapées, par exemple. Mais pour préserver leur dignité, il s’agit de leur donner du travail, et non seulement de l’argent. La redistribution est généralement plus poussée dans les sociétés homogènes et lorsque les causes de la pauvreté sont exogènes. D’une manière générale, cependant, les individus veulent se sentir utiles à la société. Leur dignité dépend largement d’avoir un emploi. C’est pourquoi les politiques de salaire minimal légal qui créent du chômage, comme le Smic en France, ne promeuvent pas forcément la dignité, mais représentent une perte de dignité pour ceux qui sont privés d’emploi. La numérisation de l’économie comporte désormais un défi de taille pour les pays qui n’y sont pas préparés. L’exemple d’Uber montre la mauvaise manière des pouvoirs publics de réagir: les innovations technologiques assez banales dont se sert cette compagnie de transport sont surtout révélatrices du développement entravé et du monopole des compagnies de taxi traditionnelles.

Sur la question des crises financières, il s’agit essentiellement de crises de l’État, qui a failli dans son rôle réglementaire et causé la bulle immobilière en poursuivant des politiques populaires d’encouragement à la propriété. Dans la zone euro, ce sont les gouvernements qui ont triché. Le débat sur la réglementation ou la régulation doit donc surtout se focaliser sur les bonnes incitations pour rendre le système résilient. Les acteurs privés font partie de la solution.

Pierre Bessard est membre du conseil de fondation et directeur de l’Institut Libéral, à Genève et Zurich, depuis 2007. Il siège également au conseil scientifique du Cercle de philosophie politique Benjamin Constant et du Centre pour la concurrence fiscale, et est par ailleurs éditorialiste au quotidien financier suisse L’Agefi depuis 2002. Après des écoles à Lausanne, Londres et Berlin, M. Bessard a étudié l’économie et la finance à New York et Shanghai. Il a dirigé et publié plusieurs ouvrages sur le libéralisme suisse et les affaires publiques. Il est membre de la Société du Mont-Pèlerin.

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