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Exclusivité – Antifragile : une caractéristique et une méthode pour gérer l’incertitude dans des systèmes complexes

Texte d’opinion publié exclusivement sur le site de l’Institut économique Molinari.

Comme il n’existait pas de mot pour décrire le contraire de fragile, Nassim Nicholas Taleb, auteur à succès du Cygne noir, a décidé de forger le terme « antifragile » et d’y consacrer un livre (Antifragile, les bienfaits du désordre, les Belles Lettres, 2013) pour explorer la faille qu’il pense avoir détecté dans notre monde moderne. Il va ainsi examiner quantité de phénomènes à la lumière de cet aspect et proposer aussi des manières de la créer.

Très honnêtement, il m’a fallu du courage pour me lancer dans la lecture de ce pavé de 600 pages et j’en voulais un peu initialement à l’auteur d’infliger à son lecteur un nombre de pages aussi important. Je me suis finalement décidée par une sorte d’intuition à laquelle je suis infiniment reconnaissante. Car cette lecture, au-delà d’être très stimulante sur le plan intellectuel, m’a aussi beaucoup amusée, parfois agacée, mais jamais ennuyée. Du coup, ce livre a évité le sort que Nassim Nicholas Taleb avoue avoir jeté à de nombreux autres : « Dès lors qu’un livre ou un sujet commençait à m’ennuyer, je passais à un autre. […] car le truc, c’est de se lasser d’un livre en particulier, pas de la lecture en elle-même. »

Cet ouvrage est facile à lire car il est une sorte de voyage dans le temps, dans la vie de l’auteur et de nombreux autres personnages (Sénèque, Thalès, etc.). Sa forme est originale car elle mêle les genres en passant de ce qui pourrait ressembler à un traité philosophique, à un conte puis à un récit autobiographique. Le livre compte mille anecdotes qui agrémentent la lecture, au point d’ailleurs parfois de créer de la confusion quant au message principal du livre.

Car c’est là que réside l’intérêt principal de l’ouvrage, à savoir la façon dont l’auteur comprend le monde, et en particulier nos systèmes politiques et économiques. Sa vision ne concerne pas seulement l’économie mais c’est ce domaine qui l’a amené à réfléchir à la fragilité des systèmes et à leur résistance. À ce stade, j’entends de loin l’auteur m’invectiver et me signifier vertement que je n’ai rien compris à son livre. Nombre d’individus subissent ainsi au fil des pages les foudres de l’auteur sans aucune discrimination, qu’ils soient classiques, Aristote, Socrate ou contemporains David Friedman, Paul Krugman, Joseph Stilgitz, etc.

En effet, il explique qu’il ne faut pas confondre antifragile et robuste ou résistant. Car si Nassim Nicolas Taleb a choisi de créer un mot, c’est justement parce qu’aucun autre ne faisait l’affaire. « L’antifragilité dépasse la résistance et la solidité. Ce qui est résistant supporte les chocs et reste pareil; ce qui est antifragile s’améliore. Cette qualité est propre à tout ce qui s’est modifié avec le temps : l’évolution, la culture, les idées, les révolutions, les systèmes politiques, l’innovation technologique, les réussites culturelles et économiques,… »

L’antifragile est solide et s’améliore avec le temps. Pour ce faire, un système antifragile ne doit pas assujettir, ignorer ou éliminer l’incertitude. Il doit au contraire l’aimer et domestiquer le hasard. Il doit s’en servir pour se fortifier selon le principe de la mithridatisation qui consiste à s’exposer à une faible dose d’une substance qui avec le temps immunise contre des doses croissantes de cette même substance. Par cette comparaison, Taleb veut indiquer que l’antifragilité se construit, notamment en s’exposant intelligemment à certains préjudices qui, in fine, renforcent plutôt qu’ils n’affaiblissent.

Ces préjudices sont la volatilité qui caractérise les marchés. Ce sont les pressions qui « forgent le caractère », les situations de nécessité, les coups durs qui libèrent de l’énergie afin de trouver la réponse adéquate au problème posé. L’absence de stress, l’absence de défis dégradent les meilleurs.
Or, ce qui caractérise un système complexe selon l’auteur, c’est que toutes ses parties interagissent et communiquent les unes avec les autres par l’intermédiaire ou grâce à ces pressions qu’il appelle aussi contraintes. Ces dernières transmettent des informations aux parties. Il ne faut donc pas chercher à tout prix à les éliminer au risque de se priver du messager, d’empêcher le système d’assimiler l’information, de récupérer puis de s’améliorer.

Partant donc du constat qu’il existe des systèmes fragiles (système financier) et des systèmes antifragiles (notre système biologique), Nassim Nicholas Taleb en indique les caractéristiques : ces derniers s’améliorent sous la pression, présentent plus d’avantages que d’inconvénients et profitent de l’instabilité, reposent sur l’optionalité.

Cette notion permet de passer du descriptif au prescriptif. Si notre système biologique est antifragile, c’est parce qu’il est optionnel. La nature (p.222) sait parfaitement effectuer une sélection : « environ la moitié des embryons sont victimes d’un avortement spontané – ce qui est plus simple à faire que de concevoir le bébé idéal sur plan. La nature se contente de conserver ce qui lui plaît si cela satisfait à ses critères ou bien opère un « échec anticipé » dans le style californien : elle dispose d’une option et elle l’utilise. » Elle procède par essai-erreur. Ce qui est fragile n’a pas d’option alors que ce qui ne l’est pas en a ou en a construit. Et cette méthode consiste à ne pas rejeter quelque chose qui s’avère manifestement meilleur que ce dont on disposait auparavant.

Du coup, si on veut qu’un système soit antifragile, il faut qu’il respecte le processus essai-erreur, qu’il s’appuie sur l’optionalité. Ces critères doivent permettre de passer au crible tous les systèmes existants afin de savoir s’ils sont fragiles ou pas. Finalement, la question revient à savoir comment ils ont émergé et s’ils peuvent évoluer ou pas et tirer profit de leurs erreurs comme peut le faire la sécurité aérienne qui améliore son système avec chaque catastrophe.

C’est là que réside tout l’intérêt de l’analyse de l’auteur. Elle va permettre de dire que le système de Fannie Mae est fragile tandis que celui de l’État suisse est antifragile, que les grandes entreprises sont surtout fragiles alors que la profession d’artisan l’est moins, que la situation d’un salarié est plus fragile que celle d’un chauffeur de taxi, etc.

C’est aussi là qu’on voit à mon sens des failles dans l’analyse en question. Car si l’auteur apporte des éléments indéniablement utiles pour comprendre les systèmes complexes et cherche à nous immuniser contre ce qu’il pense – à mon sens avec raison – être du rationalisme ou interventionnisme naïf, il s’avère finalement difficile dans chaque cas particulier de détecter si le fragile l’emporte sur l’antifragile.

En effet, dans certains exemples, Taleb croit comprendre ce qui se passe dans le système complexe qu’il envisage (rationalisme naïf) et préconise des solutions qui finalement pourraient peut-être (on ne le sait pas) créer davantage de fragilité. Prenons le cas des grandes entreprises. S’il est évident que certaines d’entre elles sont bien trop grandes et fragiles, notamment parce qu’elles ont pu croître par un endettement démesuré qui fragilise, on ne peut s’empêcher de penser que ce n’est pas forcément le cas de toutes les entreprises. En effet, dans certains secteurs comme celui des réseaux, la taille peut-être un facteur d’antifragilité.

L’auteur propose pour distinguer ce qui est fragile de ce qui ne l’est pas, d’utiliser le critère du temps et le caractère naturel des choses. Ca semble tout à fait raisonnable. Reste qu’il y a un réel défi dans la réalité de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas dans la mesure où tout est modelé par l’intervention humaine. Sur quel critère peut-on distinguer différentes technologies qui sont elles-mêmes le fruit d’évolutions graduelles ? Qu’est-ce qui distingue une technologie ancienne d’une technologie moderne quand on sait que dans le domaine agricole par exemple, les technologies recombinantes (ou génie génétique) sélectionnent quelques gènes présentant un intérêt quand le croisement plus rudimentaire des espèces introduit des milliers de gènes non désirés et inconnus dans la nouvelle variété de semence.

Que dire de son jugement de valeur concernant les entreprises qui s’évertuent à nous vendre des choses qui nous rendent malades : sodas, tabac, etc. Si on s’évertue à appliquer le raisonnement de l’auteur, on devrait comprendre au contraire que ces entreprises sont extrêmement antifragiles car elles répondent à un besoin exprimé de tout temps par les individus, celui de se faire plaisir. Si les dangers du tabac sont reconnus, il n’empêche que les gens veulent en consommer et qu’il vaut mieux que ce désir soit satisfait par des entreprises qui ont pignon sur rue que par le marché noir qui s’empare de la chose dès lors que les obstacles réglementaires s’accumulent. Si fragilité il y a, elle n’est pas sans doute pas dans l’entreprise mais dans la biologie humaine. Il est vrai qu’à ce sujet, Taleb propose plutôt d’adopter une certaine hygiène de vie qui consisterait – si j’ai bien compris le propos – à fumer comme un pompier pendant une période de l’année puis à s’en abstenir totalement pendant une certaine période afin de laisser le corps récupérer et se mithridatiser contre le tabac. Idem pour le sucre.

Plus pour compléter le propos de l’auteur que pour le critiquer car cette notion d’antifragilité semble extrêmement pertinente, une façon de créer dans le domaine économique de l’optionalité est de respecter le principe de la concurrence. Or, contrairement à la critique faite à l’économiste de l’école d’économie autrichienne Friedrich Hayek, celui-ci avait bien compris que le processus concurrentiel est ce qui peut rendre le système économique, par essence complexe, antifragile.

Il écrit à son sujet : « L’on pourrait être tenté de penser que Friedrich Hayek entre dans cette catégorie d’antifragiles et antirationalistes. Après tout, c’est le philosophe et économiste du XXe siècle qui s’est opposé à la planification sociale, au motif que le système d’établissement des prix révélait, via les transactions, le savoir intégré à la société, savoir non accessible au responsable de la planification sociale. Mais Hayek est passé à côté de la notion d’optionalité en tant que substitut au responsable de la planification sociale. D’une certaine manière, il croyait à l’intelligence, mais à une intelligence partagée ou collective – pas à l’optionalité comme substitut de l’intelligence. »

Or si le système de prix selon Hayek, est « révélateur », ce n’est pas en vertu d’une intelligence partagée ou collective mais en vertu d’une institution antifragile qu’est la concurrence. Celle-ci a toutes les caractéristiques de l’antifragilité puisqu’elle repose et tient son pouvoir du processus essai-erreur et de ce qu’il permet de sélectionner à tous les niveaux les meilleures options ou les meilleurs projets.

En ajoutant cette notion de concurrence à l’analyse des systèmes économiques au moins, on comprend qu’elle est un des éléments essentiels des systèmes antifragiles et que le développement durable est justement celui qui repose sur la concurrence.

Il n’empêche que cette notion d’antifragilité est un nouvel élément pertinent pour approcher les systèmes complexes et comprendre ce qu’il y a de pervers à construire son antifragilité sur le dos des autres (un autre aspect fort intéressant développé par l’auteur). Elle a un bel avenir devant elle et il est à espérer que nombre de personnes vont s’en emparer pour la développer, la préciser et la dénicher partout où elle est à l’œuvre.

Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.

Cécile Philippe

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