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Catastrophes et catastrophisme

Texte d’opinion publié dans le journal Le Figaro le 22 mars 2011.

Le fait qu’en cinquante ans la peur ait changé à ce point d’objet montre bien que c’est une peur intrinsèque qui nous taraude

Les Japonais sont si calmes et nous autres si terrifiés qu’on se demande si la catastrophe n’est pas arrivée chez nous. C’est que la situation japonaise n’a pas manqué de valoriser certaines thèses bien occidentales. Si l’on ne théorise pas la catastrophe, si on la place juste dans sa situation, on voit bien que les grands désastres font partie de l’histoire humaine – d’ailleurs plusieurs cosmogonies racontent un déluge. En outre, on voit bien que la civilisation urbaine, le besoin de confort et l’entassement des hommes confèrent au sinistre une ampleur qu’il n’aurait jamais eue dans une société rurale, villageoise, frugale, et privée de médias de masse. Mais ici, le cataclysme s’inscrit dans une théorie. Un certain nombre d’Occidentaux semblent dire d’un air entendu: CQFD!

Et que fallait-il donc démontrer ? Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale fleurit ce qu’on appelle à présent le catastrophisme. Les deux événements terribles que furent la Shoah et Hiroshima ont évidemment contribué à la naissance de ce courant, dont l’écologie aujourd’hui se nourrit: on attend la fin du monde. Pendant la guerre froide, on redoutait la guerre nucléaire. On redoute à présent les fléaux dus tantôt au réchauffement climatique, tantôt à l’épuisement de l’énergie, tantôt à l’explosion démographique mondiale. Le fait qu’en cinquante ans la peur ait changé à ce point d’objet montre bien que c’est une peur intrinsèque qui nous taraude, l’objet n’étant qu’un prétexte. Des philosophes parlent du «temps du délai » (le temps qui nous reste à vivre), ou de l’ «heuristique de la peur» (notre principale conseillère). Rappelons seulement l’ampleur de la littérature catastrophiste entre Malevil de Robert Merle (1972), et l’ouvrage de Cormac McCarthy, magnifique et terrible, La Route.

Autrefois, dans nos contrées, les catastrophes prenaient sens en s’inscrivant dans l’histoire du Salut, et l’on cherchait leur relation avec les péchés des hommes. Après les Lumières, le Salut a été remplacé par le progrès, et les Occidentaux se sont crus maîtres de la nature. Mais l’idée de progrès a perdu à présent une grande partie de ses charmes. Nous avons plutôt l’impression de régresser. Camus disait déjà, dans son discours de Stockholm, qu’il n’était plus temps de chercher à refaire le monde, mais de l’empêcher de se défaire… La fin du prométhéisme enclenche la crainte du chaos. Il faut noter tout de même que l’homme se croit encore maître de la nature, puisqu’il aperçoit toujours sa marque et sa responsabilité dans les cataclysmes naturels: ne croyant plus qu’il soit capable de refaire le monde, il se pense capable de le défaire, ce qui est encore une forfanterie.

Nous serions alors à l’approche d’une apocalypse; mais une apocalypse sans révélation, c’est-à-dire privée de son intrinsèque signification. Si l’histoire n’a plus de sens (et c’est bien ce que la Shoah et Hiroshima semblent révéler), alors le pire ne peut manquer d’advenir. Ces Cassandre, par exemple, nous avaient annoncé, avant la conférence de Copenhague de 2009 sur le climat, qu’elle était la dernière chance avant l’écroulement définitif. L’échec avéré de la conférence leur a imposé de revoir leur copie, mais enfin ce sera pour la prochaine fois. L’exagération des catastrophistes est frappante: ils parlent couramment de «sauver la planète», comme si elle était menacée d’éclatement par une météorite. Ou alors, de «sauver l’humanité», comme si notre espèce était vouée à disparaître tout entière. C’est pourquoi on peut se demander parfois si cette menace ne cache pas un brin de nihilisme sardonique, comme dans cette déclaration de Cioran «L’homme va disparaître, c’était jusqu’à présent ma ferme conviction. Entre-temps, j’ai changé d’avis : il doit disparaître »…

La presse occidentale se torture pour comprendre pourquoi, dans cette situation, le courant écologiste est faible au Japon. Naturellement, on imagine que les Japonais pourraient se retourner contre leurs gouvernants si le chaos s’amplifiait, leur reprochant d’avoir commis des erreurs de jugement ou de prudence. Mais pour nous, l’affaire prend un tour idéologique : les catastrophes représentent des excès du prométhéisme dont nous sommes porteurs depuis l’origine. Nous venons depuis peu de nous rendre compte que nous n’étions pas Prométhée, ou plutôt que nous serions comme lui affreusement punis. Nous voyons réapparaître derrière l’ordre toujours plus rationnel et confortable du progrès, le chaos que nous nous imaginions être en train de biffer pour toujours. La coupe est amère. On comprend que, bien logiquement, le courant catastrophiste ait une forte tendance à vouloir se débarrasser de la démocratie, afin de pouvoir prendre les mesures drastiques qui s’imposent pour que «plus jamais ça». Les peuples sont égoïstes, ils veulent leurs centrales nucléaires, parce qu’ils sont incapables de se passer de leur sèche-cheveux, il faudrait donc les sauver malgré eux… Espérons, pour commencer, ne pas tomber entre les mains de ces libérateurs exaltés.

Chantal Delsol est philosophe, historienne des idées politiques, et romancière française.

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