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L’État libre d’Islande, tué par une taxe

Article publié le 18 août 2009 dans La Tribune.

Entre 930 et 1262, les Islandais ont vécu une forme originale de démocratie, fondée sur le libre choix de leurs représentants. Le modèle n’a pas résisté à l’enrichissement de certaines familles et à l’instauration de la dîme.

Entre 930 et 1262, les Islandais ont vécu une forme originale de démocratie, fondée sur le libre choix de leurs représentants. Le modèle n’a pas résisté à l’enrichissement de certaines familles et à l’instauration de la dîme.

L’Islande médiévale, c’est d’abord les « sagas », un mot d’ailleurs d’origine islandaise. Qu’un petit peuple vivant sur une terre aussi hostile ait pu donner à l’humanité une littérature d’une valeur aussi universelle reste aujourd’hui encore un mystère. Ces récits en prose rapportaient « la vie et les faits et gestes d’un personnage, digne de mémoire pour diverses raisons, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, en n’omettant ni ses ancêtres ni ses descendants s’ils ont quelque importance », indique Régis Boyer, grand spécialiste français des littératures classiques du nord de l’Europe, dans son ouvrage « l’Islande médiévale ». Ainsi sont évoquées la vie et l’oeuvre de héros comme Hrafnkell, Egill, fils de Grímr le Chauve, Snorri le Godi, les gens du Valau-Saumon, Grettir le Fort et Njáll le Brûlé. Mais outre leur qualité littéraire, ces sagas sont la principale source pour comprendre ce que fut entre 930 et 1262 l’« État libre islandais », un exemple exceptionnel d’organisation sociale et économique.

Au début du Xe siècle, le pays compte 35.000 habitants, population qui va doubler au cours des siècles suivants. La vie est rude sur cette terre désolée formée de basalte, parsemée de volcans, de geysers et de glaciers. Si les Norvégiens sont nombreux, il y a aussi des Danois, des Suédois, des Flamands, des Saxons, des Anglais ou encore des Celtes émigrés d’Irlande. Tous sont venus chercher un air de liberté et d’indépendance, raréfié dans leur pays respectif. Ils sont séduits par les institutions du pays… ou plutôt par leur absence. L’Islande compte en effet une seule assemblée, l’Althing, qui cumule les fonctions de chambre législative et de tribunal. Elle compte 40 membres, n’a ni budget propre ni employés, et ne se réunit normalement que deux semaines par an. Pour Adam von Bremen, un chroniqueur du XIe siècle, l’Islande est un pays « n’ayant pas de roi, mais la loi ». Pour le célèbre anthropologue américain contemporain Jared Diamond : « L’Islande médiévale n’avait ni bureaucrates, ni taxes, ni police, ni armée… Des fonctions normales des gouvernements partout ailleurs, aucune n’existait en Islande, et les autres étaient privatisées, y compris les poursuites criminelles, les exécutions et l’aide aux pauvres. »

La société est en effet constituée de clans divers (les « godhordh ») dirigés par des chefs (les « godhi »). Chaque chef est tenu d’assurer la défense de son clan, d’arbitrer les litiges internes. L’originalité du godhordh est qu’il n’est ni une communauté fermée, ni un territoire. Tout Islandais est libre d’adhérer au godhordh qui lui convient et d’en changer quand bon lui semble, s’il n’est pas satisfait par la façon dont est dirigé le clan. Car le godhordh n’est pas une démocratie élective : le godhi est détenteur de son rang, qu’il peut acheter, vendre, emprunter et léguer, même si son pouvoir ne repose pas sur son appartenance à l’Althing, mais sur la société civile représentée par son clan. En termes modernes, le godhi est davantage un prestataire, dont on évalue la qualité des services rendus à l’aune de la concurrence. Au niveau national, chaque godhordh est représenté dans l’Althing par son chef et deux autres membres. Par ailleurs, la constitution de clans sans considération de position territoriale dans le pays réduit considérablement les différends. Certains auteurs considèrent que la nature non territoriale de l’ordre légal de l’Islande a permis de réduire la violence. Ce droit, par sa nature contractuelle et non territoriale, anticipe la modernité. Quant à l’économie de cet État libre, elle repose sur l’élevage extensif d’ovins et de bovidés. En raison des conditions climatiques, seule peut être cultivée une espèce de blé noir, ce qui rend les Islandais largement dépendants de l’importation pour les produits agricoles. En revanche, la pêche (saumon, truite, morue et hareng) ainsi que la chasse à la baleine et au phoque, dont on tire l’ivoire, permettent de commercer avec la Norvège, l’Angleterre et l’Irlande et d’obtenir en échange bois de construction, blé, fer, goudron, vin, habits. En comparaison avec les Vikings, les Islandais de cette époque étaient davantage fermiers et commerçants qu’aventuriers et guerriers et n’avaient que peu recours à la violence. En raison même des incitations économiques fournies par le système juridique du pays, les plaignants avaient plus intérêt à saisir la cour qu’à régler par la force leurs différends. En effet, dans le droit islandais, il était prévu pour une victime ne pouvant faire honorer un verdict en raison de la puissance du coupable, de vendre ce verdict, voire de le céder à quelqu’un de plus puissant ayant les moyens de faire appliquer la sanction requise. Tôt ou tard, ce commerce des verdicts avait la vertu de punir réellement le coupable.

Mais alors, pourquoi l’État libre d’Islande, si efficient durant plus de cinq siècles, s’est-il effondré ? Au fil des décennies, il y a eu un mouvement de centralisation croissante de la richesse et du pouvoir. Originellement, on comptait 4 500 fermes indépendantes dans le pays. À la fin du XIIIe siècle, 80% des fermes étaient entre les mains de cinq familles. Cette situation mit fin à la compétition des chefs sur le même territoire pour attirer des membres dans leur clan et déboucha sur un partage géographique des pouvoirs, chacun étant administré comme un mini-État. Le risque de conflit généralisé poussa l’ensemble de la population à demander l’arbitrage du roi de Norvège, qui génération après génération n’avait jamais accepté la farouche indépendance de l’Islande et avait gardé des vues impérialistes sur ce territoire.

Mais une autre raison plus souterraine et de nature économique a contribué à miner l’État libre islandais. L’époque médiévale est une période d’expansion du christianisme. L’Islande n’échappa pas au mouvement. Paradoxalement, alors que la religion fut souvent imposée par le glaive, en Islande, les habitants, essentiellement païens, firent le choix assumé de la conversion en 1096. Ce faisant, les Islandais adoptèrent les obligations du système terrestre du christianisme. L’un d’eux était la « tithe », autrement dit la dîme, une redevance versée en nature ou en argent, taxée sur les revenus agricoles, collectée en faveur de l’Église pour financer l’entretien du clergé et la construction d’églises et de cathédrales. Pour la première fois, une taxe générale était introduite dans le système économique du pays. Fixée à 1%, elle était surtout le premier impôt proportionnel. Jusqu’alors, le prix payé pour un service était fixe.

La pierre angulaire du système de l’État libre islandais était le principe d’extraterritorialité, chaque Islandais, rappelons-le, pouvant choisir son chef selon son intérêt propre. Le problème est qu’une église était bâtie en un point précis du territoire, que le financement de sa construction et de son entretien était assuré par ceux qui habitaient dans son voisinage, quel que soit le godhi qu’ils avaient par ailleurs choisi. Au fil des années, le choix ne fut plus de mise. Le phénomène fut accentué par le fait qu’une large part des taxes était captée par les godhi les plus riches, ceux qui étaient propriétaires de vastes parties de la lande où étaient construites les églises.

Au final, l’introduction de la dîme ne participa pas seulement à l’enrichissement personnel de rares godhi, mais leur cupidité entraîna la dissociation de ces revenus de leur responsabilité, qu’évaluaient les Islandais. Ainsi disparut, à cause d’une modeste taxe, l’État libre islandais après avoir fonctionné durant plus de cinq siècles.

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